Lettre à Georges Philippe - Henri Delisle 

Je veux que ma lettre te parvienne dans ces Flandres

Où l’âme de Rubens fait chaudes les kermesses,

Mais où plane aussi l’âme élégiaque et tendre

De Max Elskamp dans la solennité des messes.

 

Je t’évoque un soir calme, au fond d’un vieux jardin

Plein de mousse et d’oiseaux, rêvant à ceux de Bade.

Je relis Lamartine, Henri Heine et Samain,

Et tu dois caresser quelque vieux chien malade.

 

Mais la Flandre est aussi le pays des tavernes.

Rimbaud, enfant, s’y est soûlé à Charleville.

La bière blonde avec la bière brune alterne,

Et l’on y fume des tabacs venus des Iles.

 

Et la Flandre est aussi le pays des béguines,

Des canaux en sommeil, des longs murs gris et froids,

Et des gais carillons aux notes cristallines

Qui sont l’hymne échappé du chef des fiers beffrois.

 

Mais la Flandre est aussi le pays des usines,

Des bougres sans taudis martelant la matière,

De la force en prison et toujours en gésine :

Je lui veux, pour cela, vouer mon âme entière.

 

Tu sais qu’elle a sombré, mon âme, en Picardie,

Où pleurent des roseaux dans les hortillonnages,

Mais qu’elle veut renaître aux rougeurs d’incendie,

Que font les hauts fourneaux aux soirs du borinage.

 

Oui, mon âme est en Flandre avec toi, mon ami,

Comme la tienne est à Münich ou en Alsace,

Car c’est à Lille qu’en mon enfance je vis

La farouche grandeur de l’humble populace.

 

Les drapeaux rouges des grèves flottaient aux vents

Et les larges refrains de l’Internationale,

Plus puissants que les chants des beffrois, des couvents,

M’ont forgé pour toujours une âme sociale.

 

J’aimais l’humanité comme l’aime un poète.

Je devins citoyen seulement ce jour-là.

Mon âme d’aujourd’hui, c’est Lille qui l’a faite,

Et, si tu vois Bocquet, explique lui-cela.

 

Publié en 1902

Henri Delisle, poète d’origine lilloise, est un artiste profondément marqué par la chaleur humaine du Nord et la vie ouvrière de la région. Dans sa Lettre à Georges Philippe, il évoque avec émotion la Flandre, terre de contrastes entre le calme des jardins et le tumulte des tavernes, entre la grandeur des beffrois et la dureté des usines. Delisle rend hommage à l’atmosphère unique de Lille, ville de son enfance, qui a façonné son âme d’artiste et d’homme social. À travers ses mots, il capture l’âme ouvrière de la région, son amour pour les luttes sociales et ses souvenirs vibrants des grèves et des chants révolutionnaires. Poète engagé, Delisle explore la dualité entre la beauté des paysages flamands et les réalités sociales qui les habitent, faisant de son œuvre un miroir fidèle de la ville et de ses habitants.

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