À une robe rose - Théophile Gautier
Que tu me plais dans cette robe
Qui te déshabille si bien,
Faisant jaillir ta gorge en globe,
Montrant tout nu ton bras païen !
Frêle comme une aile d’abeille,
Frais comme un coeur de rose-thé,
Son tissu, caresse vermeille,
Voltige autour de ta beauté.
De l’épiderme sur la soie
Glissent des frissons argentés,
Et l’étoffe à la chair renvoie
Ses éclairs roses reflétés.
D’où te vient cette robe étrange
Qui semble faite de ta chair,
Trame vivante qui mélange
Avec ta peau son rose clair ?
Est-ce à la rougeur de l’aurore,
A la coquille de Vénus,
Au bouton de sein près d’éclore,
Que sont pris ces tons inconnus ?
Ou bien l’étoffe est-elle teinte
Dans les roses de ta pudeur ?
Non ; vingt fois modelée et peinte,
Ta forme connaît sa splendeur.
Jetant le voile qui te pèse,
Réalité que l’art rêva,
Comme la princesse Borghèse
Tu poserais pour Canova.
Et ces plis roses sont les lèvres
De mes désirs inapaisés,
Mettant au corps dont tu les sèvres
Une tunique de baisers.
Publié en 1852 dans le recueil Émaux et Camées

Théophile Gautier (1811-1872), né à Tarbes et élevé à Paris dès son enfance, incarne la quintessence de l’esthète romantique évoluant vers le formalisme parnassien. Jeune adepte de Victor Hugo, il se distingue lors de la bataille d’Hernani (1830), défendant avec fougue le romantisme naissant. Pourtant, il s’en détache peu à peu pour théoriser l’« art pour l’art » – une poésie où la perfection formelle prime sur le message. Ce manifeste culmine dans Émaux et Camées (1852), recueil dont le poème « À une robe rose » révèle son génie sensuel. À travers des octosyllabes ciselés, Gautier transfigure l’érotisme en œuvre d’art : la robe, « frêle comme une aile d’abeille », devient une seconde peau où se mêlent désir et création. Ce dialogue entre le corps et l’étoffe – « trame vivante qui mélange / Avec ta peau son rose clair » – illustre sa quête d’une beauté intemporelle, libérée des contingences morales. Critique d’art reconnu et voyageur infatigable, Gautier influence Baudelaire (qui lui dédie Les Fleurs du mal) tout en inspirant le mouvement parnassien par son culte de la forme pure. Son œuvre, à la croisée du romantisme flamboyant et du classicisme rigoureux, demeure un joyau de la poésie amoureuse française.