Bacchante triste - Renée Vivien
Le jour ne perce plus de flèches arrogantes
Les bois émerveillés de la beauté des nuits,
Et c’est l’heure troublée où dansent les Bacchantes
Parmi l’accablement des rythmes alanguis.
Leurs cheveux emmêlés pleurent le sang des vignes,
Leurs pieds vifs sont légers comme l’aile des vents,
Et la rose des chairs, la souplesse des lignes
Ont peuplé la forêt de sourires mouvants.
La plus jeune a des chants qui rappellent le râle :
Sa gorge d’amoureuse est lourde de sanglots.
Elle n’est point pareille aux autres, – elle est pâle ;
Son front a l’amertume et l’orage des flots.
Le vin où le soleil des vendanges persiste
Ne lui ramène plus le génëreux oubli ;
Elle est ivre à demi, mais son ivresse est triste,
Et les feuillages noirs ceignent son front pâli.
Tout en elle est lassé des fausses allégresses.
Et le pressentiment des froids et durs matins
Vient corrompre la flamme et le miel des caresses.
Elle songe, parmi les roses des festins.
Celle-là se souvient des baisers qu’on oublie…
Elle n’apprendra pas le désir sans douleurs,
Celle qui voit toujours avec mélancolie
Au fond des soirs d’orgie agoniser les fleurs.
Publié en 1901 dans le recueil Etudes et préludes
Renée Vivien, née Pauline Mary Tarn à Londres en 1877, incarne la poésie amoureuse rebelle et mélancolique de la Belle Époque. Héritière d’une fortune familiale, elle fuit l’Angleterre victorienne à 21 ans pour écrire en français à Paris, transformant ses passions féminines – de Natalie Barney à la baronne Hélène de Zuylen – en vers d’une sensualité tragique. Son poème Bacchante triste (1901) révèle cette alchimie entre désir et désenchantement : sous les apparences d’une fête dionysiaque, la jeune bacchante pâle symbolise l’amour impossible, « ivre à demi » mais hantée par « l’amertume des flots » et « l’agonie des fleurs ». Vivien y transpose sa propre dualité – entre excès mondains et quête mystique – tout en renouant avec la tradition de Sapho, dont elle fut la première à traduire les chants érotiques en français moderne. Morte à 32 ans après une vie de tourments romantiques et de dépendances, son œuvre préserve l’écho des « rythmes alanguis » d’une époque où aimer autrement restait un crime social, faisant d’elle une voix intemporelle des marges amoureuses.