Brumes et pluies - Charles Baudelaire
Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue
D’envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau
D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau.
Dans cette grande plaine où l’autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s’enroue,
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Rien n’est plus doux au coeur plein de choses funèbres,
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats,
Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres,
– Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.
Publié en 1857 dans le recueil Les fleurs du mal.
Charles Baudelaire (1821-1867), poète maudit et figure clé de la littérature française, a marqué les siècles avec sa vision à la fois sensuelle et désenchantée de l’amour. Issu d’une jeunesse tumultueuse entre un beau-père autoritaire et une vie de bohème parisienne, il transforme ses blessures intimes en une poésie où passion et mélancolie s’entrelacent. Son recueil Les Fleurs du Mal (1857), censuré pour immoralité, révèle une esthétique nouvelle où la beauté naît des contrastes – comme dans Brumes et pluies, sonnet hypnotique dédié aux saisons mélancoliques. Ici, l’amour se pare de brumes funèbres et de pluies persistantes, le poète célébrant ces « blafardes saisons » qui enveloppent son cœur d’un « linceul vaporeux ». Loin des clichés romantiques, Baudelaire y unit érotisme et morbidité, transformant l’étreinte amoureuse en refuge contre la douleur existentielle : « D’endormir la douleur sur un lit hasardeux ». Ce dialogue entre désir et désespoir, typique de son œuvre, fait de lui un pionnier de la modernité poétique, dont l’écho résonne encore dans les coeurs tourmentés.