Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront - Joachim du Bellay

Sonnet V.

 

Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront,

Ceux qui aiment l’honneur, chanteront de la gloire,

Ceux qui sont près du roi, publieront sa victoire,

Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront,

 

Ceux qui aiment les arts, les sciences diront,

Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire,

Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire,

Ceux qui sont de loisir, de fables écriront,

 

Ceux qui sont médisants, se plairont à médire,

Ceux qui sont moins fâcheux, diront des mots pour rire,

Ceux qui sont plus vaillants, vanteront leur valeur,

 

Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange,

Ceux qui veulent flatter, feront d’un diable un ange :

Moi, qui suis malheureux, je plaindrai mon malheur.

 

Publié en 1558 dans le recueil Les Regrets.

Portrait de Joachim du BellayJoachim du Bellay (1522-1560), poète angevin de la Renaissance et membre fondateur de la Pléiade aux côtés de Ronsard, incarne une voix mélancolique qui transcende les siècles. Issu d’une famille noble mais peu fortunée, il abandonne une carrière militaire pour les lettres, marqué par sa découverte des auteurs antiques et son désir d’élever la langue française. Son exil romain de 1553 à 1557 comme intendant de son cousin cardinal inspire Les Regrets (1558), recueil où le Sonnet V révèle sa conception du lyrisme. Dans ce poème, il dresse un inventaire ironique des thèmes abordés par ses contemporains – amours, flatteries courtisanes ou vantardises – pour mieux opposer son propre chant, né d’une « malheureuse » lucidité. Ce jeu de contrastes, typique de sa période romaine, transforme la plainte personnelle en méditation universelle sur l’authenticité poétique. Si du Bellay se défend d’écrire sur l’amour (« Je n’écris point d’amour, n’étant point amoureux », Sonnet 79), c’est pour mieux célébrer un attachement visceral à sa terre natale, sublimant l’absence en une forme d’élégie amoureuse. Par ce détour, il inscrit sa quête de vérité dans la longue tradition des poètes tourmentés, faisant de sa mélancolie un chant intemporel.

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