Chanson des yeux - André Chénier
XIX
CHANSON DES YEUX
Viens : là sur des joncs frais ta place est toute prête.
Viens, viens, sur mes genoux, viens reposer ta tête.
Les yeux levés sur moi, tu resteras muet,
Et je te chanterai la chanson qui te plaît.
Comme on voit, au moment où Phœbus va renaître,
La nuit prête à s’enfuir, le jour prêt à paraître,
Je verrai tes beaux yeux, les yeux de mon ami,
En un demi-sommeil se fermer à demi.
Tu me diras : « Adieu, je dors, adieu, ma belle.
— Adieu, dirai-je, adieu, dors, mon ami fidèle,
Car le … aussi dort le front vers les cieux. »
Et j’irai te baiser et le front et les yeux.
— Adieu, dirai-je, adieu, dors, mon ami fidèle,
Car le… aussi dort le front vers les cieux,
Et j’irai te baiser et le front et les yeux.
………………..
………………..
Ne me regarde point ; cache, cache tes yeux ;
Mon sang en est brûlé ; tes regards sont des feux.
Viens, viens. Quoique vivant, et dans ta fleur première,
Je veux avec mes mains te fermer la paupière.
Ou, malgré tes efforts, je prendrai tes cheveux
Pour en faire un bandeau qui te cache les yeux.
(Le commencement est imité de Shakespeare,
Henry IV.)
Publié en 1907 dans le recueil Poésies choisies de André Chénier, Texte établi par Jules Derocquigny (p. 39).
André Chénier (1762-1794), né à Constantinople d’une mère grecque et d’un père français, incarne la fusion entre l’héritage antique et la sensibilité préromantique. Élevé en France, ce poète au destin tragique – guillotiné sous la Terreur à 31 ans – puise dans la mythologie grecque et les passions humaines la matière de ses vers. Sa Chanson des yeux, publiée à titre posthume en 1907, révèle son art de transformer l’intime en universel grâce à un dialogue amoureux où le désir se pare de pudeur. Le poème, inspiré de Shakespeare selon l’aveu même de l’auteur, joue sur les contrastes entre lumière et obscurité (« au moment où Phœbus va renaître ») pour peindre une scène de tendresse troublée par l’intensité des regards. Ces vers, où l’amant supplie sa bien-aimée de voiler ses yeux « feux » qui brûlent son sang, illustrent la tension entre érotisme et mort propre à Chénier, héritière des élégies latines mais vibrante d’une modernité qui influencera Hugo et les romantiques. Même emprisonné avant son exécution, il continua d’écrire des poèmes d’amour mêlant lyrisme et fatalité, faisant de lui un passeur entre classicisme et renouveau poétique.