Chef de section - Guillaume Apollinaire

Ma bouche aura des ardeurs de géhenne

Ma bouche te sera un enfer de douceur et de séduction

Les anges de ma bouche trôneront dans ton cœur

Les soldats de ma bouche te prendront d’assaut

Les prêtres de ma bouche encenseront ta beauté

Ton âme s’agitera comme une région pendant un tremblement de terre

Tes yeux seront alors chargés de tout l’amour qui s’est amassé dans les regards de l’humanité depuis qu’elle existe

Ma bouche sera une armée contre toi une armée pleine de disparates

Variée comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses

L’orchestre et les chœurs de ma bouche te diront mon amour

Elle te le murmure de loin

Tandis que les yeux fixés sur la montre j’attends la minute prescrite pour l’assaut

 

Publié en 1918 dans le recueil Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Mercure de France, (p. 191).

Portrait de Guillaume ApollinaireGuillaume Apollinaire (1880-1918), de son vrai nom Wilhelm Albert Włodzimierz Apolinary Kostrowicki, incarne l’audace poétique du début du XXe siècle. Né à Rome d’une mère française et d’un père polonais, il s’installe à Paris en 1900, s’imprégnant des avant-gardes artistiques aux côtés de Picasso et Braque. Engagé volontaire en 1914, il écrit Chef de section depuis les tranchées, mêlant l’intimité amoureuse à l’horreur guerrière avec une intensité rare. Ce poème extrait des Calligrammes (1918) déploie un vocabulaire martial – « soldats », « assaut », « armée » – pour métamorphoser la déclaration d’amour en combat existentiel. La bouche du poète devient tour à tour « enfer de douceur », « orchestre » et « prêtres », incarnant une sensualité sacrée où l’érotisme se teinte de métaphysique. Naturalisé français une semaine avant sa blessure au Chemin des Dames (1916), Apollinaire meurt deux jours avant l’armistice, laissant une œuvre où l’amour triomphe de la mort par la fulgurance des images.

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