Clair de lune - Victor Hugo
La lune était sereine et jouait sur les flots. —
La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d’un flot d’argent brode les noirs îlots.
De ses doigts en vibrant s’échappe la guitare.
Elle écoute… Un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant l’archipel grec de sa rame tartare ?
Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,
Et coupent l’eau, qui roule en perles sur leur aile ?
Est-ce un djinn qui là-haut siffle d’un voix grêle,
Et jette dans la mer les créneaux de la tour ?
Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? —
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé
Du lourd vaisseau, rampant sur l’onde avec des rames.
Ce sont des sacs pesants, d’où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine… —
La lune était sereine et jouait sur les flots.
2 septembre 1828
Publié en 1829 dans le recueil Les Orientales
Victor Hugo (1802-1885), monument littéraire du XIXe siècle, a ciselé dans Les Orientales (1829) des vers où l’amour se mêle aux frémissements de l’exotisme et du mystère. Le poème Clair de lune, composé en 1828, déploie une scène nocturne envoûtante : une sultane observe la mer argentée tandis que des sacs mystérieux, ballotés par les flots, révèlent une tragédie humaine. Cette tension entre la beauté lunaire et l’indicible cruauté – peut-être une allusion aux pratiques ottomanes – devient une métaphore des tourments amoureux, où le désir se teinte de mélancolie. Hugo, alors jeune marié à Adèle Foucher, y explore l’ambiguïté des passions : la guitare vibrante et les « sanglots » étouffés symbolisent autant l’élan romantique que ses ombres. Par son orientalisme fantasmé, le poète dépasse l’anecdote historique pour toucher à l’universel : l’amour s’y révèle à la fois éphémère comme l’écume et éternel comme le cycle lunaire. Ce dialogue entre lumière et ténèbres, caractéristique du romantisme hugolien, résonne encore aujourd’hui comme une méditation sur la dualité du cœur humain.