Comme aux âges naïfs - Émile Verhaeren

Comme aux âges naïfs, je t’ai donné mon coeur,

Ainsi qu’une ample fleur,

Qui s’ouvre pure et belle aux heures de rosée ;

Entre ses plis mouillés ma bouche s’est posée.

 

La fleur, je la cueillis avec des doigts de flamme,

Ne lui dis rien : car tous les mots sont hasardeux

C’est à travers les yeux que l’âme écoute une âme.

 

La fleur qui est mon coeur et mon aveu,

Tout simplement, à tes lèvres confie

Qu’elle est loyale et claire et bonne, et qu’on se fie

Au vierge amour, comme un enfant se fie à Dieu.

 

Laissons l’esprit fleurir sur les collines

En de capricieux chemins de vanité,

Et faisons simple accueil à la sincérité

Qui tient nos deux coeurs vrais en ses mains cristallines

Et rien n’est beau comme une confession d’âmes

L’un à l’autre, le soir, lorsque la flamme

Des incomparables diamants

Brûle comme autant d’yeux

Silencieux

Le silence des firmaments.

 

Publié en 1896 dans le recueil Les heures claires.

Portrait d'Émile VerhaerenÉmile Verhaeren (1855-1916), figure majeure du symbolisme belge, a marqué la littérature francophone par sa capacité à fusionner l’intime et l’universel. Ce poète tourmenté, ami de Rodin et de Monet, trouva dans son mariage avec Marthe Massin une source d’apaisement qui inspira Les heures claires (1896), recueil dont est extrait « Comme aux âges naïfs ». Loin des fulgurances urbaines de ses œuvres précédentes, ce poème d’amour déploie une langue pudique où le cœur comparé à une « ample fleur » symbolise la confiance absolue en l’être aimé. Verhaeren y cultive un lyrisme dépouillé, privilégiant le silence éloquent des regards sur « les mots hasardeux », dans une quête de vérité cristalline. Le choix du vers libre et des images pastorales (rosée, collines, firmament) crée une atmosphère atemporelle où l’aveu amoureux se mue en acte quasi sacré. Ce dialogue d’âmes sous les « yeux silencieux » des astres révèle la paradoxale modernité du poète : transformer l’éternel chant amoureux en manifeste artistique, à contre-courant des excès verbaux de son époque.

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