Complainte amoureuse - Alphonse Allais

Oui, dès l’instant que je vous vis,

Beauté féroce, vous me plûtes ;

De l’amour qu’en vos yeux je pris,

Sur-le-champ vous vous aperçûtes ;

Mais de quel air froid vous reçûtes

Tous les soins que pour vous je pris !

Combien de soupirs je rendis !

De quelle cruauté vous fûtes !

Et quel profond dédain vous eûtes

Pour les vœux que je vous offris !

En vain je priai, je gémis :

Dans votre dureté vous sûtes

Mépriser tout ce que je fis.

Même un jour je vous écrivis

Un billet tendre que vous lûtes,

Et je ne sais comment vous pûtes

De sang-froid voir ce que j’y mis.

Ah! fallait-il que je vous visse,

Fallait-il que vous me plussiez,

Qu’ingénument je vous le disse,

Qu’avec orgueil vous vous tussiez !

Fallait-il que je vous aimasse,

Que vous me désespérassiez,

Et qu’en vain je m’opiniâtrasse,

Et que je vous idolâtrasse

Pour que vous m’assassinassiez !

 

Publié au XIXème siècle

Portrait d'Alphonse AllaisAlphonse Allais (1854-1905), humoriste et écrivain emblématique de la Belle Époque, marqua la littérature française par son esprit absurde et son sens aigu du calembour. Bien que célèbre pour ses contes loufoques et ses inventions fantaisistes, il cultiva aussi une poésie empreinte d’ironie mélancolique, comme en témoigne sa Complainte amoureuse. Ce poème, publié au XIXᵉ siècle, déploie une structure rigoureuse en holorimes — des vers homophones créant un écho sonore — pour évoquer les tourments d’un amour non partagé. Allais y mêle l’autodérision à une profondeur inattendue, décrivant avec mordant les affres d’un amant éconduit : « Fallait-il que je vous aimasse, / Que vous me désespérassiez […] Pour que vous m’assassinassiez ! ». Loin de ses facéties habituelles, ce texte révèle une sensibilité cachée derrière le masque de l’humoriste, oscillant entre désillusion et tendresse contrariée. Par son jeu sur les sonorités et l’absurdité des situations, Allais transcende le simple registre comique pour toucher à l’universel des sentiments, inscrivant sa Complainte parmi les œuvres qui interrogent, avec une ironie douce-amère, l’éternel déséquilibre des cœurs.

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