Complainte de la lune en province - Jules Laforgue

Ah ! la belle pleine Lune,

 

Grosse comme une fortune !

 

 

 

La retraite sonne au loin,

 

Un passant, monsieur l’adjoint ;

 

 

 

Un clavecin joue en face,

 

Un chat traverse la place :

 

 

 

La province qui s’endort !

 

Plaquant un dernier accord,

 

 

 

Le piano clôt sa fenêtre.

 

Quelle heure peut-il bien être ?

 

 

 

Calme Lune, quel exil !

 

Faut-il dire : ainsi soit-il ?

 

 

 

Lune, ô dilettante Lune,

 

À tous les climats commune,

 

 

 

Tu vis hier le Missouri,

 

Et les remparts de Paris,

 

 

 

Les fiords bleus de la Norvège,

 

Les pôles, les mers, que sais-je ?

 

 

 

Lune heureuse ! ainsi tu vois,

 

À cette heure, le convoi

 

 

 

De son voyage de noce !

 

Ils sont partis pour l’Écosse.

 

 

 

Quel panneau, si, cet hiver,

 

Elle eût pris au mot mes vers !

 

 

 

Lune, vagabonde Lune,

 

Faisons cause et mœurs communes ?

 

 

 

Ô riches nuits ! je me meurs,

 

La province dans le cœur !

 

 

 

Et la lune a, bonne vieille,

 

Du coton dans les oreilles.

 

Publié à une date inconnue dans le recueil Les Complaintes

Portrait de Jules LaforgueJules Laforgue (1860-1887), poète uruguayen d’adoption française, révolutionna la poésie amoureuse par son mélange singulier de mélancolie et d’ironie moderne. Ce jeune prodige du symbolisme, mort prématurément à 27 ans, dépeint dans Complainte de la lune en province une romance teintée de désillusion où l’astre nocturne devient confident des contradictions du cœur. Sous ses apparences naïves – « Grosse comme une fortune ! » – se cache une méditation sur l’universalité des sentiments, la Lune voyageuse (« tu vois/À cette heure, le convoi/De son voyage de noce ! ») contrastant avec l’immobilisme provincial (« La retraite sonne au loin/Un passant, monsieur l’adjoint »). Par ce dialogue entre cosmos et intimité, Laforgue invente une nouvelle langue amoureuse où le quotidien trivial (« Un chat traverse la place ») acquiert une dimension métaphysique. Son influence sur les poètes modernes, d’Apollinaire à Prévert, prouve l’actualité vibrante de cette œuvre qui transforme les éternels soupirs amoureux en une complainte résolument moderne.

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