Dernière soirée passée avec ma maîtresse - Guy de Maupassant

Il fallait la quitter, et pour ne plus me voir

Elle partait, mon Dieu, c’était le dernier soir.

Elle me laissait seul; cette femme cruelle

Emportait mon amour et ma vie avec elle.

Moi je voulus encore errer comme autrefois

Dans les champs et l’aimer une dernière fois.

La nuit nous apportait et l’ombre et le silence,

Et pourtant j’entendais comme une voix immense,

Tout semblait animé par un souffle divin.

La nature tremblait, j’écoutais et soudain

Un étrange frisson troubla toute mon âme.

Haletant, un moment j’oubliai cette femme

Que j’aimais plus que moi. Le vent nous apportait

Mille sons doux et clairs que l’écho répétait.

Ce n’était plus de l’air le calme et frais murmure,

Mais c’était comme un souffle étreignant la nature,

Un souffle, un souffle immense, errant, animant tout,

Qui planait et passait, me rendant presque fou,

Un son mystérieux et qui, sur son passage,

Réveillait et frappait les échos du bocage.

Tout vivait, tout tremblait, tout parlait dans les bois,

Comme si, pour fêter le plus puissant des rois,

Et l’insecte et l’oiseau et l’arbre et le feuillage

Parlaient, quand tout dormait, un sublime langage.

Je restai frémissant: ce bruit mystérieux,

C’était Dieu descendu des cieux.

 

C’était ce Dieu puissant si grand et solitaire

Qui venait oublier sa grandeur sur la terre.

Dieu las et fatigué de sa divinité,

Las d’honneur, de puissance et d’immortalité,

Des éternels ennuis où sa grandeur l’enchaîne,

Qui venait partager notre nature humaine.

Il avait choisi l’heure où tout dort et se tait,

Où l’homme, indifférent à tout ce que Dieu fait,

Attaché seulement à ses soins mercenaires,

Prend un peu de repos qu’il dérobe aux affaires.

Car c’était aussi l’heure où ce Dieu généreux

Peut bénir et donner la main aux malheureux,

L’heure où celui qui souffre et gémit en silence,

Qui craint pour son malheur la froide indifférence,

Délivré du fardeau de l’égoïsme humain,

Sans craindre la pitié peut planer libre enfin.

Dieu vient le consoler, il soutient sa misère,

Il rend ses pleurs plus doux, sa douleur moins amère,

Il verse sur sa plaie un baume bienfaisant.

D’autres craignent encore un oeil indifférent,

Et les regards de l’homme et les bruits de la terre.

Ils cherchent aussi l’heure où tout est solitaire,

Dieu les voit, il bénit le bonheur des amants.

Invisible témoin, il entend leurs serments.

Il aime cet amour qu’il ne goûtera pas

Et dans les bois, la nuit, il protège leurs pas.

Il était là, son souffle errait sur la nature,

Paraissait éveiller comme un vaste murmure,

Tout ce qu’il a formé s’animait et, tremblant,

S’agitait au contact de ce Dieu tout-puissant,

Et tout parlait de lui, le vent sous le feuillage,

Et l’arbuste, et le flot caressait le rivage,

Et tous ces bruits divers ne formaient qu’une voix:

C’était Dieu qui parlait au milieu des grands bois.

Tous deux nous l’écoutions et nous versions des larmes;

Quand on va se quitter, l’amour a tant de charmes!

Et nos pleurs, qui tombaient comme des diamants,

Goutte à goutte brillaient sur les herbes des champs.

Mais de cette belle soirée

Et de ma maîtresse adorée

Que restait-il le lendemain?

Seul le pâtre de grand matin,

En conduisant au pâturage

Son gras troupeau, vit sur l’herbage

Les quelques gouttes de nos pleurs,

Seule marque de nos douleurs;

Mais il les prit pour la rosée.

« L’herbe n’est point encor séchée »,

Se dit-il en pressant le pas.

Hélas! il ne soupçonna pas

Que de chagrins et de misères

Cachait cette eau sur les bruyères.

Et ses brebis qui le suivaient

Broutaient les herbes et buvaient

Nos pleurs sans arrêter leur course,

Mais rien n’en a trahi la source.

 

Publié en 1868 dans le recueil Poésie Diverses

Portrait de Guy de MaupassantGuy de Maupassant (1850–1893), souvent célébré pour ses nouvelles réalistes comme Boule de Suif ou Le Horla, a pourtant ciselé une poésie amoureuse d’une rare intensité, comme en témoigne Dernière soirée passée avec ma maîtresse. Publié en 1868 dans Poésies Diverses, ce poème dépeint une rupture déchirante où l’amour humain se confond avec le sacré. Sous sa plume, la nature devient le théâtre d’une épiphanie divine : le vent, les bois et les larmes des amants se transforment en langage universel, comme si Dieu lui-même pleurait avec eux. Maupassant, influencé par Flaubert et Zola, y mêle l’intime et le cosmique – les sanglots du narrateur résonnent dans « un souffle immense » qui anime feuillages et étoiles. Ironie cruelle : leurs larmes, perçues comme rosée par un berger indifférent, symbolisent l’éternel malentendu entre la passion et le monde. Ce texte, précurseur de son réalisme désenchanté, révèle un romantique méconnu, pour qui l’amour reste une blessure aussi sublime qu’éphémère.

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