Devant la mer, un soir - Albert Samain

Devant la mer, un soir, un beau soir d’Italie,

Nous rêvions… toi, câline et d’amour amollie,

Tu regardais, bercée au cœur de ton amant,

Le ciel qui s’allumait d’astres splendidement.

 

Les souffles qui flottaient parlaient de défaillance ;

Là-bas, d’un bal lointain, à travers le silence,

Douces comme un sanglot qu’on exhale à genoux,

Des valses d’Allemagne arrivaient jusqu’à nous.

 

Incliné sur ton cou, j’aspirais à pleine âme

Ta vie intense et tes secrets parfums de femme,

Et je posais, comme une extase, par instants,

Ma lèvre au ciel voilé de tes yeux palpitants !

 

Des arbres parfumés encensaient la terrasse,

Et la mer, comme un monstre apaisé par ta grâce,

La mer jusqu’à tes pieds allongeait son velours,

La mer…

 

… Tu te taisais ; sous tes beaux cheveux lourds

Ta tête à l’abandon, lasse, s’était penchée,

Et l’indéfinissable douceur épanchée

À travers le ciel tiède et le parfum amer

De la grève noyait ton cœur d’une autre mer,

 

Si bien que, lentement, sur ta main pâle et chaude

Une larme tomba de tes yeux d’émeraude.

Pauvre, comme une enfant tu te mis à pleurer,

Souffrante de n’avoir nul mot à proférer.

 

Or, dans le même instant, à travers les espaces

Les étoiles tombaient, on eût dit, comme lasses,

Et je sentis mon coeur, tout mon cœur fondre en moi

Devant le ciel mourant qui pleurait comme toi…

 

C’était devant la mer, un beau soir d’Italie,

Un soir de volupté suprême, où tout s’oublie,

Ô Ange de faiblesse et de mélancolie.

 

Publié en 1901 dans le recueil Le chariot d’or

Portrait d'Albert SamainAlbert Samain (1858-1900), poète symboliste français au lyrisme envoûtant, a ciselé dans Devant la mer, un soir l’essence même des passions humaines traversant les époques. Né à Lille dans une famille modeste, ce chantre de la mélancolie amoureuse puise dans les paysages maritimes et les ciels étoilés une métaphore vibrante des états d’âme. Son poème, publié dans Le Chariot d’or (1901), déploie sous un soir italien une scène intime où la nature se fait complice des émois du couple. Entre le balancement des vagues et la chute des étoiles « comme lasses », Samain tisse un dialogue muet entre l’infini cosmique et les larmes d’émeraude de l’aimée. Cette fusion du paysage et du sentiment, typique de son art, élève l’instant éphémère au rang d’éternité poétique. Par les valses lointaines et les parfums enivrants, il capture l’indicible tension entre volupté et désespérance, offrant un testament lyrique où chaque siècle reconnaît le tremblement premier de l’amour.

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