Es-tu brune ou blonde ? - Paul Verlaine

Es-tu brune ou blonde ?

Sont-ils noirs ou bleus,

Tes yeux ?

Je n’en sais rien, mais j’aime leur clarté profonde,

Mais j’adore le désordre de tes cheveux.

 

Es-tu douce ou dure ?

Est-il sensible ou moqueur,

Ton cœur ?

Je n’en sais rien, mais je rends grâce à la nature

D’avoir fait de ton cœur mon maître et mon vainqueur.

 

Fidèle, infidèle ?

Qu’est-ce que ça fait.

Au fait ?

Puisque, toujours disposé à couronner mon zèle

Ta beauté sert de gage à mon plus cher souhait.

 

Publié en 1891 dans le recueil Chansons pour elle.

Paul Verlaine (1844-1896), figure majeure du symbolisme français, incarne par sa vie tumultueuse et son œuvre vibrante l’essence du poète maudit. Né à Metz dans une famille bourgeoise, il se distingue dès son premier recueil, Poèmes saturniens (1866), par un style musical et suggestif, marqué par l’influence de Baudelaire. Sa liaison passionnelle avec Arthur Rimbaud, qui le conduit en prison après une dispute violente en 1873, ainsi que son alcoolisme chronique, façonnent son image d’artiste marginal. Pourtant, au cœur de ce chaos, Verlaine cultive une sensibilité amoureuse intemporelle, illustrée par Chansons pour Elle (1891), recueil dédié à des muses anonymes comme Eugénie Krantz ou Philomène Boudin.

Le poème Es-tu brune ou blonde ? s’y démarque par son lyrisme ludique et envoûtant. Verlaine y célèbre l’amour dans sa dimension charnelle et mystérieuse, interrogeant sans réponse les traits physiques et moraux de la bien-aimée : « Sont-ils noirs ou bleus, / Tes yeux ? / Je n’en sais rien mais j’aime leur clarté profonde ». Ce refus de catégoriser l’être aimé, au profit d’une admiration totale pour son « désordre » et sa beauté érigée en « gage » du désir, transcende les détails éphémères pour saisir l’essence universelle de la passion. Écrit dans une période de déchéance physique mais de reconnaissance littéraire – il sera élu « Prince des Poètes » en 1894 –, ce texte incarne la capacité de Verlaine à mêler vulnérabilité et grâce, érotisme et mélancolie, dans un hommage immortel à la puissance transformatrice de l’amour.

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