Fantaisie - Gérard de Nerval
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue… – et dont je me souviens !
Publié en 1831 dans le recueil Odelettes
Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie (1808-1855), incarne la quintessence du poète romantique tourmenté, dont l’œuvre explore les profondeurs de l’âme et les frontières entre rêve et réalité. Proche de Théophile Gautier et Victor Hugo, il participe aux bouleversements littéraires du romantisme, mêlant mélancolie, mysticisme et quête d’un idéal insaisissable. Son poème Fantaisie, publié en 1831 dans Odelettes rythmiques et lyriques, révèle une alchimie singulière entre amour, mémoire et musique. À travers les vers « Il est un air pour qui je donnerais / Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber », Nerval transfigure une mélodie en machine à remonter le temps, où un simple air évoque un château Louis XIII, une dame blonde aux yeux noirs et le sentiment vertigineux d’une reconnaissance amoureuse venue d’une « autre existence ». Cette évocation d’un amour transcendant les siècles puise dans ses propres blessures – de sa passion impossible pour l’actrice Jenny Colon à ses crises de folie –, transformant la souffrance en une poésie où le souvenir devient une forme d’éternité. Par son jeu sur les enjambements et les correspondances sensorielles, Nerval fait de ce poème une partition littéraire où l’amour se révèle à la fois intime et universel, ancré dans le passé mais toujours vivant.