Figurez-vous un peu - Jules Laforgue
Oh ! qu’une, d’Elle-même, un beau soir, sût venir,
Ne voyant que boire à Mes Lèvres ! où mourir….
Je m’enlève rien que d’y penser ! Quel baptême
De gloire intrinsèque, attirer un » je vous aime » !
(L’attirer à travers la société, de loin,
Comme l’aimant la foudre; un ‘, deux ! ni plus, ni moins.
Je t’aime ! comprend-on ? Pour moi tu n’es pas comme
Les autres ; jusqu’ici c’était des messieurs, l’Homme….
Ta bouche me fait baisser les yeux ! et ton port
Me transporte ! (et je m’en découvre des trésors….)
Et c’est ma destinée incurable et dernière
D’épier un battement à moi de tes paupières !
Oh ! je ne songe pas au reste ! J’attendrai,
Dans la simplicité de ma vie faite exprès …..
Te dirai-je au moins que depuis des nuits je pleure,
Et que mes parents ont bien peur que je n’en meure?…
Je pleure dans des coins ; je n’ai plus goût à rien ;
Oh ! j’ai tant pleuré, dimanche, en mon paroissien !
Tu me demandes pourquoi Toi ? et non un autre….
Je ne sais ; mais c’est bien Toi, et point un autre !
J’en suis sûre comme du vide de mon cœur,
Et…. comme de votre air mortellement moqueur…
– Ainsi, elle viendrait, évadée, demi-morte,
Se rouler sur le paillasson qu’est à ma porte !
Ainsi, elle viendrait à Moi ! les Yeux bien fous !
Et elle me suivrait avec cet air partout !
Publié en 1917 dans le recueil Des Fleurs de bonne volonté, Mercure de France, II. Poésies (p. 135-136).
Jules Laforgue (1860-1887), poète franco-uruguayen emblématique du symbolisme, a marqué la littérature par sa vision désenchantée de l’amour, mêlant mélancolie et ironie avec une audace formelle. Né à Montevideo et mort prématurément de tuberculose à 27 ans, il incarne une sensibilité moderne où le désir se heurte à l’absurdité existentielle, comme en témoigne son poème Figurez-vous un peu. Extrait des Fleurs de bonne volonté (publié à titre posthume en 1917), ce texte dépeint une passion à la fois fervente et désespérée : le locuteur imagine une femme idéale venant s’abreuver à ses lèvres, tout en confessant ses larmes et son cœur vide. Laforgue y combine un lyrisme cru (« Je pleure dans des coins ; je n’ai plus goût à rien ») et une distance ironique (« comme de votre air mortellement moqueur »), révélant sa quête d’un amour absolu dans un monde socialement contraint. Si sa vie brève – marquée par un mariage avec Leah Lee, emportée elle aussi par la maladie – nourrit cette tension entre élan romantique et scepticisme, son œuvre influence durablement la poésie du XXᵉ siècle par sa liberté stylistique et son exploration intime des tourments amoureux.