Fin d’amour - Guy de Maupassant

Le gai soleil chauffait les plaines réveillées.

Des caresses flottaient sous les calmes feuillées.

Offrant à tout désir son calice embaumé,

Où scintillait encor la goutte de rosée,

Chaque fleur, par de beaux insectes courtisée,

Laissait boire le suc en sa gorge enfermé.

De larges papillons se reposant sur elles

Les épuisaient avec un battement des ailes,

Et l’on se demandait lequel était vivant,

Car la bête avait l’air d’une fleur animée.

Des appels de tendresse éclataient dans le vent.

Tout, sous la tiède aurore, avait sa bien-aimée !

Et dans la brune rose où se lèvent les jours

On entendait chanter des couples d’alouettes,

Des étalons hennir leurs fringantes amours,

Tandis qu’offrant leurs coeurs avec des pirouettes

Des petits lapins gris sautaient au coin d’un bois.

Une joie amoureuse, épandue et puissante,

Semant par l’horizon sa fièvre grandissante,

Pour troubler tous les coeurs prenait toutes les voix,

Et sous l’abri de la ramure hospitalière

Des arbres, habités par des peuples menus,

Par ces êtres pareils à des grains de poussière,

Des foules d’animaux de nos yeux inconnus,

Pour qui les fins bourgeons sont d’immenses royaumes,

Mêlaient au jour levant leurs tendresses d’atomes.

 

Deux jeunes gens suivaient un tranquille chemin

Noyé dans les moissons qui couvraient la campagne.

Ils ne s’étreignaient point du bras ou de la main ;

L’homme ne levait pas les yeux sur sa compagne.

 

Elle dit, s’asseyant au revers d’un talus :

« Allez, j’avais bien vu que vous ne m’aimiez plus. »

Il fit un geste pour répondre : « Est-ce ma faute ? »

puis il s’assit près d’elle. Ils songeaient, côte à côte.

Elle reprit : « Un an ! rien qu’un an ! et voilà

Comment tout cet amour éternel s’envola !

Mon âme vibre encor de tes douces paroles !

J’ai le coeur tout brûlant de tes caresses folles !

Qui donc t’a pu changer du jour au lendemain ?

Tu m’embrassais hier, mon Amour ; et ta main,

Aujourd’hui, semble fuir sitôt qu’elle me touche.

Pourquoi donc n’as-tu plus de baisers sur la bouche ?

Pourquoi ? réponds ! » il dit : « Est-ce que je le sais ? »

Elle mit son regard dans le sien pour y lire :

« Tu ne te souviens plus comme tu m’embrassais,

Et comme chaque étreinte était un long délire ? »

Il se leva, roulant entre ses doigts distraits

La mince cigarette, et, d’une voix lassée :

« Non, c’est fini, dit-il, à quoi bon les regrets ?

On ne rappelle pas une chose passée,

Et nous n’y pouvons rien, mon amie ! »

A pas lents

Ils partirent, le front penché, les bras ballants.

Elle avait des sanglots qui lui gonflaient la gorge,

Et des larmes venaient luire au bord de ses yeux.

Ils firent s’envoler au milieu d’un champ d’orge

Deux pigeons qui, s’aimant, fuirent d’un vol joyeux.

Autour d’eux, sous leurs pieds, dans l’azur sur leur tête,

L’Amour était partout comme une grande fête.

Longtemps le couple ailé dans le ciel bleu tourna.

Un gars qui s’en allait au travail entonna

Une chanson qui fit accourir, rouge et tendre,

La servante de ferme embusquée à l’attendre.

 

Ils marchaient sans parler. Il semblait irrité

Et la guettait parfois d’un regard de côté ;

Ils gagnèrent un bois. Sur l’herbe d’une sente,

A travers la verdure encor claire et récente,

Des flaques de soleil tombaient devant leurs pas ;

Ils avançaient dessus et ne les voyaient pas.

Mais elle s’affaissa, haletante et sans force,

Au pied d’un arbre dont elle étreignit l’écorce,

Ne pouvant retenir ses sanglots et ses cris.

 

Il attendit d’abord, immobile et surpris,

Espérant que bientôt elle serait calmée,

Et sa lèvre lançait des filets de fumée

Qu’il regardait monter, se perdre dans l’air pur.

Puis il frappa du pied, et soudain, le front dur :

« Finissez, je ne veux ni larmes ni querelle. »

« Laissez-moi souffrir seule, allez-vous-en », dit-elle.

Et relevant sur lui ses yeux noyés de pleurs :

« Oh ! comme j’avais l’âme éperdue et ravie !

Et maintenant elle est si pleine de douleurs !…

Quand on aime, pourquoi n’est-ce pas pour la vie ?

Pourquoi cesser d’aimer ? Moi, je t’aime… Et jamais

Tu ne m’aimeras plus ainsi que tu m’aimais ! »

Il dit : « Je n’y peux rien. La vie est ainsi faite.

Chaque joie, ici-bas, est toujours incomplète.

Le bonheur n’a qu’un temps. Je ne t’ai point promis

Que cela durerait jusqu’au bord de la tombe.

Un amour naît, vieillit comme le reste, et tombe.

Et puis, si tu le veux, nous deviendrons amis

Et nous aurons, après cette dure secousse,

L’affection des vieux amants, sereine et douce. »

Et pour la relever il la prit par le bras.

Mais elle sanglota : « Non, tu ne comprends pas. »

Et, se tordant les mains dans une douleur folle,

Elle criait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Lui, sans parole,

La regardait. Il dit : « Tu ne veux pas finir,

Je m’en vais » et partit pour ne plus revenir.

 

Elle se sentit seule et releva la tête.

Des légions d’oiseaux faisaient une tempête

De cris joyeux. Parfois un rossignol lointain

Jetait un trille aigu dans l’air frais du matin,

Et son souple gosier semblait rouler des perles.

Dans tout le gai feuillage éclataient des chansons :

Le hautbois des linots et le sifflet des merles,

Et le petit refrain alerte des pinsons.

Quelques hardis pierrots, sur l’herbe de la sente,

S’aimaient, le bec ouvert et l’aile frémissante.

Elle sentait partout, sous le bois reverdi,

Courir et palpiter un souffle ardent et tendre ;

Alors, levant les yeux vers le ciel, elle dit :

Amour ! l’homme est trop bas pour jamais te comprendre ! »

 

Publié au XXème siècle dans le recueil Des vers

Portrait de Guy de MaupassantGuy de Maupassant (1850-1893), célèbre pour ses nouvelles réalistes, explore aussi dans sa poésie les tourments de l’amour, comme en témoigne Fin d’amour, publié à titre posthume dans le recueil Des vers. Ce poème, baigné d’une sensualité naturaliste, dépeint la rupture d’un couple sur fond de renaissance printanière, créant un contraste saisissant entre l’épanouissement de la nature et l’effritement d’un sentiment. Maupassant, disciple de Flaubert, y transpose son regard acéré sur les faiblesses humaines : l’homme, impassible, incarne la fragilité des passions face au temps, tandis que la femme, déchirée, interroge l’inconstance des cœurs. Le poète capte ici l’universel d’une douleur amoureuse à travers des images organiques – fleurs courtisées, papillons vibrants – miroirs d’une vitalité qui accentue l’amertume des adieux. Si sa prose le consacra maître du récit bref, ses vers révèlent une sensibilité romantique teintée de pessimisme, où l’amour se consume aussi vite qu’il naît, laissant place à « l’affection des vieux amants » résignés. Un texte où résonne l’écho des Fleurs du Mal, mais empreint de cette lucidité désenchantée qui fit la marque de l’écrivain normand.

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