Green - Paul Verlaine
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête.
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
Publié en 1874 dans le recueil Romances sans paroles
Paul Verlaine (1844–1896), poète emblématique du symbolisme français, a marqué la littérature par son art de transformer les tourments amoureux en vers d’une musicalité envoûtante. Né à Metz, il traverse une existence chaotique, marquée par sa relation passionnelle avec Arthur Rimbaud, son emprisonnement après une dispute violente, et une quête incessante de rédemption. C’est dans ce contexte que naît Green (1874), l’un de ses poèmes les plus intimes, extrait des Romances sans paroles. Écrit durant son exil en Angleterre après la rupture avec son épouse Mathilde, ce texte mêle tendresse et désespoir. Sous ses apparences d’offrande amoureuse – fruits, fleurs et cœur offerts – se cache une angoisse latente : les « mains blanches » de la bien-aimée pourraient déchirer cette fragile passion, tandis que la « bonne tempête » évoque les tumultes de sa vie. Verlaine y déploie une sensualité pudique, oscillant entre l’innocence du « jeune sein » et la mélancolie d’un amour perdu, le tout porté par un rythme fluide qui inspira Debussy. Ce poème, comme tant d’autres, incarne le génie verlainien : transformer les blessures de l’âme en une poésie intemporelle, où l’émotion pure transcende les siècles.