Il n'y a pas d'amour heureux - Louis Aragon
Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux
Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
À quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n’y a pas d’amour heureux
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j’ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n’y a pas d’amour heureux
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson
Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n’y a pas d’amour heureux.
Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux
Publié en 1944 dans le recueil La Diane française.
Louis Aragon (1897-1982), figure majeure de la poésie française, a marqué le XXe siècle par son exploration des paradoxes de l’amour, notamment dans Il n’y a pas d’amour heureux. Co-fondateur du surréalisme avec André Breton, il évolue vers le réalisme socialiste après son adhésion au Parti communiste en 1927. Son engagement politique et sa liaison passionnée avec Elsa Triolet, muse et compagne, nourrissent une œuvre où l’intime se mêle à l’histoire collective. Écrit en 1943 pendant l’Occupation, ce poème publié dans La Diane française (1944) transpose la détresse de la guerre en une méditation sur l’amour tragique : « Rien n’est jamais acquis à l’homme / Ni sa force / Ni sa faiblesse ni son cœur ». Par des images de soldats désarmés et des anaphores lancinantes, Aragon y fait de la souffrance amoureuse une condition universelle, tout en célébrant la résistance obstinée du sentiment. Mis en musique par Ferré, Ferrat ou Brassens, ce texte incarne la fusion chez Aragon du lyrisme personnel et de l’écho historique.