Jalousie - Pierre Corneille

N’aimez plus tant, Phylis, à vous voir adorée :

Le plus ardent amour n’a pas grande durée ;

Les nœuds les plus serrés sont le plus tôt rompus ;

A force d’aimer trop, souvent on n’aime plus,

Et ces liens si forts ont des lois si sévères

Que toutes leurs douceurs en deviennent amères.

 

Je sais qu’il vous est doux d’asservir tous nos soins :

Mais qui se donne entier n’en exige pas moins ;

Sans réserve il se rend, sans réserve il se livre,

Hors de votre présence il doute s’il peut vivre :

Mais il veut la pareille, et son attachement

Prend compte de chaque heure et de chaque moment.

C’est un esclave fier qui veut régler son maître,

Un censeur complaisant qui cherche à trop connaître,

Un tyran déguisé qui s’attache à vos pas,

Un dangereux Argus qui voit ce qui n’est pas ;

Sans cesse il importune, et sans cesse il assiège,

Importun par devoir, fâcheux par privilège,

Ardent à vous servir jusqu’à vous en lasser,

Mais au reste un peu tendre et facile à blesser.

Le plus léger chagrin d’une humeur inégale,

Le moindre égarement d’un mauvais intervalle,

Un sourire par mégarde à ses yeux dérobé,

Un coup d’œil par hasard sur un autre tombé,

Le plus faible dehors de cette complaisance

Que se permet pour tous la même indifférence ;

Tout cela fait pour lui de grands crimes d’état ;

Et plus l’amour est fort, plus il est délicat.

Vous avez vu, Phylis, comme il brise sa chaîne

Sitôt qu’auprès de vous quelque chose le gêne ;

Et comme vos bontés ne sont qu’un faible appui

Contre un murmure sourd qui s’épand jusqu’à lui.

Que ce soit vérité, que ce soit calomnie,

Pour vous voir en coupable il suffit qu’on le dit ;

Et lorsqu’une imposture a quelque fondement

Sur un peu d’imprudence, ou sur trop d’enjouement,

Tout ce qu’il sait de vous et de votre innocence

N’ose le révolter contre cette apparence,

Et souffre qu’elle expose à cent fausses clartés

Votre humeur sociable et vos civilités.

Sa raison au dedans vous fait en vain justice,

Sa raison au dehors respecte son caprice ;

La peur de sembler dupe aux yeux de quelques fous

Etouffe cette voix qui parle trop pour vous.

La part qu’il prend sur lui de votre renommée

Forme un sombre dépit de vous avoir aimée ;

Et, comme il n’est plus temps d’en faire un désaveu,

Il fait gloire partout d’éteindre un si beau feu :

Du moins s’il ne l’éteint, il l’empêche de luire,

Et brave le pouvoir qu’il ne saurait détruire.

 

Voilà ce que produit le don de trop charmer.

Pour garder vos amants faites-vous moins aimer ;

Un amour médiocre est souvent plus traitable :

Mais pourriez-vous, Phylis, vous rendre moins aimable ?

Pensez-y, je vous prie, et n’oubliez jamais,

Quand on vous aimera, que l’amour est doux ; mais…

 

Publié au XVIIème siècle dans le recueil Poésies diverses

Portrait de Pierre CorneillePierre Corneille (1606-1684), célèbre dramaturge et poète rouennais du XVIIème siècle, marqua la littérature française par son exploration des passions humaines, notamment dans ses poèmes d’amour. Issu d’une famille bourgeoise, il abandonna une carrière juridique pour se consacrer à l’écriture, produisant des œuvres où l’héroïsme se mêle aux tourments intimes. Son poème Jalousie, extrait des Poésies diverses, incarne cette tension entre désir et raison. À travers un dialogue avec Phylis, Corneille dépeint l’amour excessif comme un piège : « Les nœuds les plus serrés sont le plus tôt rompus ». Le texte analyse la jalousie comme une tyrannie intérieure, où l’adoration se transforme en surveillance maladive (« Un dangereux Argus qui voit ce qui n’est pas »). Ce paradoxe entre passion et liberté – « Pour garder vos amants faites-vous moins aimer » – révèle une lucidité psychologique qui transcende les époques. Si Corneille reste associé à ses tragédies comme Le Cid, ses vers amoureux, mêlant élégance classique et profondeur émotionnelle, continuent de questionner l’équilibre fragile entre attachement et possession.

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