Je prendrai par la main les deux petits enfants - Victor Hugo

Je prendrai par la main les deux petits enfants ;

J’aime les bois où sont les chevreuils et les faons,

Où les cerfs tachetés suivent les biches blanches

Et se dressent dans l’ombre effrayés par les branches ;

Car les fauves sont pleins d’une telle vapeur

Que le frais tremblement des feuilles leur fait peur.

Les arbres ont cela de profond qu’ils vous montrent

Que l’éden seul est vrai, que les coeurs s’y rencontrent,

Et que, hors les amours et les nids, tout est vain ;

Théocrite souvent dans le hallier divin

Crut entendre marcher doucement la ménade.

C’est là que je ferai ma lente promenade

Avec les deux marmots. J’entendrai tour à tour

Ce que Georges conseille à Jeanne, doux amour,

Et ce que Jeanne enseigne à George. En patriarche

Que mènent les enfants, je réglerai ma marche

Sur le temps que prendront leurs jeux et leurs repas,

Et sur la petitesse aimable de leurs pas.

Ils cueilleront des fleurs, ils mangeront des mûres.

Ô vaste apaisement des forêts ! ô murmures !

Avril vient calmer tout, venant tout embaumer.

Je n’ai point d’autre affaire ici-bas que d’aimer.



Publié en 1877 dans le recueil L’art d’être grand-père.

Portrait de Victor HugoVictor Hugo (1802-1885), géant du romantisme français et auteur engagé, révèle dans ses derniers écrits une tendresse inédite à travers L’Art d’être grand-père (1877). Ce recueil, écrit après les deuils successifs de son épouse et de ses fils, transforme sa douleur en ode à l’amour familial à travers ses petits-enfants Georges et Jeanne. Le poème Je prendrai par la main les deux petits enfants incarne cette métamorphose intime, mêlant allégories forestières et complicité générationnelle. Les alexandrins décrivent une promenade sylvestre où cerfs craintifs et tremblements de feuilles symbolisent la vulnérabilité face à l’amour, tandis que les dialogues enfantins (« Ce que Georges conseille à Jeanne ») ancrent le sublime dans le quotidien. Hugo y fusionne tradition littéraire (référence à Théocrite) et observation tendre, érigeant l’acte d’aimer en vocation ultime : « Je n’ai point d’autre affaire ici-bas que d’aimer ». Ce texte, pivot entre son engagement politique et son héritage poétique, montre comment l’auteur des Misérables a transfiguré l’amour filial en chant universel.

Panier
Retour en haut