Je t’adore mon Lou - Guillaume Apollinaire
Je t’adore mon Lou et par moi tout t’adore
Les chevaux que je vois s’ébrouer aux abords
L’appareil des monuments latins qui me contemplent
Les artilleurs vigoureux qui dans leur caserne rentrent
Le soleil qui descend lentement devant moi
Les fantassins bleu pâle qui partent pour le front pensent à toi
Car ô ma chevelue de feu tu es la torche
Qui m’éclaire ce monde et flamme tu es ma force
Dans le ciel les nuages
Figurent ton image
Le mistral en passant
Emporte mes paroles
Tu en perçois le sens
C’est vers toi qu’elles volent
Tout le jour nos regards
Vont des Alpes au Gard
Du Gard à la Marine
Et quand le jour décline
Quand le sommeil nous prend
Dans nos lits différents
Nos songes nous rapprochent
Objets dans la même poche
Et nous vivons confondus
Dans le même rêve éperdu
Mes songes te ressemblent
Les branches remuées ce sont tes yeux qui tremblent
Et je te vois partout toi si belle et si tendre
Les clous de mes souliers brillent comme tes yeux
La vulve des juments est rose comme la tienne
Et nos armes graissées c’est comme quand tu me veux
Ô douceur de ma vie c’est comme quand tu m’aimes
L’hiver est doux le ciel est bleu
Refais-me le refais-me le
Toi ma chère permission
Ma consigne ma faction
Ton amour est mon uniforme
Tes doux baisers sont les boutons
Ils brillent comme l’or et l’ornent
Et tes bras si roses si longs
Sont les plus galants des galons
Un monsieur près de moi mange une glace blanche
Je songe au goût de ta chair et je songe à tes hanches
À gauche lit son journal une jeune dame blonde
Je songe à tes lettres où sont pour moi toutes les nouvelles du monde
Il passe des marins la mer meurt à tes pieds
Je regarde ta photo tu es l’univers entier
J’allume une allumette et vois ta chevelure
Tu es pour moi la vie cependant qu’elle dure
Et tu es l’avenir et mon éternité
Toi mon amour unique et la seule beauté
Nîmes, le 10 janvier 1915
Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou
Guillaume Apollinaire, né Wilhelm Kostrowitzky en 1880 à Rome et mort à Paris en 1918, incarne la fusion entre passion amoureuse et audace poétique. Ce pionnier de l’avant-garde, proche de Picasso et inventeur du calligramme, a marqué la littérature par des vers où l’amour se mêle à la guerre, comme en témoigne Je t’adore mon Lou. Écrit en janvier 1915 depuis Nîmes, ce poème adressé à Louise de Coligny-Châtillon (« Lou ») transpose leur correspondance amoureuse en une symphonie métaphorique : les chevaux, les nuages et même les armes deviennent des extensions de sa bien-aimée. Apollinaire y tisse un dialogue entre l’intime et l’universel, comparant les « clous de [ses] souliers » aux yeux de Lou ou transformant leurs songes en « objets dans la même poche ». Ce texte, publié en 1955 dans Poèmes à Lou, révèle comment le poète-soldat transfigurait l’horreur des tranchées par l’alchimie verbale, faisant de l’amour une « torche » éclairant jusqu’aux champs de bataille. Mêlant érotisme discret (« vulve des juments ») et lyrisme cosmique (« tu es l’univers entier »), Apollinaire y cristallise l’éternité d’un sentiment à travers des images où le quotidien militaire se charge de sensualité.