La coupe - Sully Prudhomme
Dans les verres épais du cabaret brutal,
Le vin bleu coule à flots et sans trêve à la ronde;
Dans les calices fins plus rarement abonde
Un vin dont la clarté soit digne du cristal.
Enfin la coupe d’or du haut d’un piédestal
Attend, vide toujours, bien que large et profonde,
Un cru dont la noblesse à la sienne réponde:
On tremble d’en souiller l’ouvrage et le métal.
Plus le vase est grossier de forme et de matière,
Mieux il trouve à combler sa contenance entière,
Aux plus beaux seulement il n’est point de liqueur.
C’est ainsi: plus on vaut, plus fièrement on aime,
Et qui rêve pour soi la pureté suprême
D’aucun terrestre amour ne daigne emplir son coeur.
Publié en 1875 dans le recueil Les vaines tendresses
Sully Prudhomme (1839-1907), premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901, marqua la poésie française par son exploration subtile des émotions humaines. Issu d’une formation en droit et d’un bref passage en usine, il développa une sensibilité unique où l’intimité amoureuse se mêle à une quête philosophique. Son recueil Les Vaines Tendresses (1875), dont fait partie La Coupe, cristallise cette tension entre idéal et réalité. À travers le symbole d’une coupe d’or vide attendant un nectar digne d’elle, le poète y dépeint le cœur humain assoiffé d’un amour absolu qui transcende les limites terrestres : « Plus on vaut, plus fièrement on aime ». Cette métaphore alchimique, caractéristique de son style parnassien raffiné, révèle une mélancolie existentielle où l’aspiration à la pureté sentimentale se heurte aux contingences du monde. Membre de l’Académie française, Prudhomme légua une œuvre où chaque vers, ciselé comme un joyau, continue d’éclairer les tourments intemporels de l’âme amoureuse.