La grand-mère - Sophie d'Arbouville
Romance.
Dansez, fillettes du village,
Chantez vos doux refrains d’amour :
Trop vite, hélas ! un ciel d’orage
Vient obscurcir le plus beau jour.
En vous voyant, je me rappelle
Et mes plaisirs et mes succès ;
Comme vous, j’étais jeune et belle,
Et, comme vous, je le savais.
Soudain ma blonde chevelure
Me montra quelques cheveux blancs…
J’ai vu, comme dans la nature,
L’hiver succéder au printemps.
Dansez, fillettes du village,
Chantez vos doux refrains d’amour ;
Trop vite, hélas ! un ciel d’orage
Vient obscurcir le plus beau jour.
Naïve et sans expérience,
D’amour je crus les doux serments,
Et j’aimais avec confiance…
On croit au bonheur à quinze ans !
Une fleur, par Julien cueillie,
Était le gage de sa foi ;
Mais, avant qu’elle fût flétrie,
L’ingrat ne pensait plus à moi !
Dansez, fillettes du Village,
Chantez vos doux refrains d’amour ;
Trop vite, hélas ! un ciel d’orage
Vient obscurcir le plus beau jour.
À vingt ans, un ami fidèle
Adoucit mon premier chagrin ;
J’étais triste, mais j’étais belle,
Il m’offrit son cœur et sa main.
Trop tôt pour nous vint la vieillesse ;
Nous nous aimions, nous étions vieux…
La mort rompit notre tendresse…
Mon ami fut le plus heureux !
Dansez, fillettes du village,
Chantez vos doux refrains d’amour ;
Trop vite, hélas ! un ciel d’orage
Vient obscurcir le plus beau jour.
Pour moi, n’arrêtez pas la danse ;
Le ciel est pur, je suis au port,
Aux bruyants plaisirs de l’enfance
La grand-mère sourit encor.
Que cette larme que j’efface
N’attriste pas vos jeunes cœurs :
Le soleil brille sur la glace,
L’hiver conserve quelques fleurs.
Dansez, fillettes du village,
Chantez vos doux refrains d’amour,
Et, sous un ciel exempt d’orage,
Embellissez mon dernier jour !
Publié en 1840 dans le recueil Poésies et nouvelles.
Sophie d’Arbouville (1810-1850), poétesse et nouvelliste française, incarne l’élégance mélancolique du romantisme à travers des vers qui explorent l’amour, le temps et la nostalgie. Issue d’une lignée aristocratique – petite-fille de Sophie d’Houdetot, muse de Rousseau –, elle épouse à 22 ans le général François d’Arbouville, dont les missions militaires la contraindront à cultiver l’art de l’absence. Son salon parisien, lieu de rencontres entre Sainte-Beuve, Mérimée et Chateaubriand, devient un laboratoire poétique où s’élaborent ses réflexions sur les passions humaines. Son poème La grand-mère, extrait du recueil Poésies et nouvelles (1840), déploie une sagesse amoureuse à travers le regard d’une aïeule observant des jeunes filles danser. Le refrain « Dansez, fillettes du village / Chantez vos doux refrains d’amour » scande comme une comptine existentielle les étapes d’une vie où les promesses amoureuses se heurtent au passage du temps. D’Arbouville y tisse un dialogue entre l’innocence juvénile et la résignation tendre de l’âge mûr, transformant les cheveux blancs en « fleurs de l’hiver ». Si sa production littéraire reste restreinte par pudeur – certaines œuvres furent publiées sans son consentement –, chaque vers porte l’empreinte d’une sensibilité qui transcende les époques.