La nuit - Anna de Noailles
Nuit sainte, les amants ne vous ont pas connue
Autant que les époux. C’est le mystique espoir
De ceux qui tristement s’aiment de l’aube au soir,
D’être ensemble enlacés sous votre sombre nue.
Comme un plus ténébreux et profond sacrement,
Ils convoitent cette heure interdite et secrète
Où l’animale ardeur s’avive et puis s’arrête
Dans un universel et long apaisement.
C’est le vœu le plus pur de ces pauvres complices
Dont la tendre unité ne doit pas s’avouer,
De surprendre parfois votre austère justice,
Et d’endormir parmi votre ombre protectrice
Leur amour somptueux, humble et désapprouvé…
Publié en 1920 dans le recueil Les Forces éternelles
Anna de Noailles (1876-1933), née princesse Brancovan à Paris d’un père roumain et d’une mère grecque, incarne une voix unique dans la poésie française du début du XXᵉ siècle. Figure mondaine et première femme commandeur de la Légion d’honneur, elle forge une œuvre lyrique où l’exaltation sensuelle le dispute à une angoisse existentielle, marquée par son héritage romantique et des influences nietzschéennes. Son poème La nuit, tiré du recueil Les Forces éternelles (1920), illustre cette tension entre passion et mélancolie. À travers des vers comme « Nuit sainte, les amants ne vous ont pas connue / Autant que les époux », elle transforme l’obscurité en alliée des amours clandestins, érigeant le désir en « sacrement » ténébreux où se mêlent ardeur et apaisement. Ce dialogue avec la nuit, à la fois protectrice et juge austère, révèle sa capacité à transcender les interdits sociaux par une spiritualité païenne, caractéristique de son lyrisme panthéiste. Marquée par les deuils et une santé fragile, son écriture – couronnée par l’Académie française – conserve une modernité troublante, mêlant l’intime à l’universel.