La rencontre - Germain Nouveau
Vous mîtes votre bras adroit,
Un soir d’été, sur mon bras… gauche.
J’aimerai toujours cet endroit,
Un café de la Rive-Gauche ;
Au bord de la Seine, à Paris
Un homme y chante la Romance
Comme au temps… des lansquenets gris ;
Vous aviez emmené Clémence.
Vous portiez un chapeau très frais
Sous des noeuds vaguement orange,
Une robe à fleurs… sans apprêts,
Sans rien d’affecté ni d’étrange ;
Vous aviez un noir mantelet,
Une pèlerine, il me semble,
Vous étiez belle, et… s’il vous plaît,
Comment nous trouvions-nous ensemble ?
J’avais l’air, moi, d’un étranger ;
Je venais de la Palestine
A votre suite me ranger,
Pèlerin de ta Pèlerine.
Je m’en revenais de Sion,
Pour baiser sa frange en dentelle,
Et mettre ma dévotion
Entière à vos pieds d’Immortelle.
Nous causions, je voyais ta voix
Dorer ta lèvre avec sa crasse,
Tes coudes sur la table en bois,
Et ta taille pleine de grâce ;
J’admirais ta petite main
Semblable à quelque serre vague,
Et tes jolis doigts de gamin,
Si chics ! qu’ils se passent de bague ;
J’aimais vos yeux, où sans effroi
Battent les ailes de votre Âme,
Qui font se baisser ceux du roi
Mieux que les siens ceux d’une femme ;
Vos yeux splendidement ouverts
Dans leur majesté coutumière…
Etaient-ils bleus ? Etaient-ils verts ?
Ils m’aveuglaient de ta lumière.
Je cherchais votre soulier fin,
Mais vous rameniez votre robe
Sur ce miracle féminin,
Ton pied, ce Dieu, qui se dérobe !
Tu parlais d’un ton triomphant,
Prenant aux feintes mignardises
De tes lèvres d’amour Enfant
Les coeurs, comme des friandises.
La rue où rit ce cabaret,
Sur laquelle a pu flotter l’Arche,
Sachant que l’Ange y descendrait,
Porte le nom d’un patriarche.
Charmant cabaret de l’Amour
Je veux un jour y peindre à fresque
Le Verre auquel je fis ma cour.
Juin, quatre-vingt-cinq, minuit… presque.
Publié en 1885 dans le recueil Valentines
Germain Nouveau (1851-1920), poète provençal souvent associé au symbolisme et au mouvement parnassien, incarne une sensibilité à la fois mystique et charnelle à travers ses œuvres. Ami de Rimbaud avec qui il collabora à Londres en 1874, il développe un style unique où l’amour humain se confond avec le sacré, comme en témoigne La rencontre tiré des Valentines (1885). Ce poème, situé dans un café parisien de la Rive Gauche, capture un instant éphémère où le désir (« baiser sa frange en dentelle ») se teinte de dévotion (« mettre ma dévotion / Entière à vos pieds d’Immortelle »), mêlant adoration terrestre et spiritualité. À travers des détails concrets – une robe à fleurs, des nœuds orange, une pèlerine noire – Nouveau peint une scène tendre où chaque geste (un bras effleuré, un soulier furtif) devient symbole d’éternité. Son écriture musicale, marquée par des enjambements audacieux et des images paradoxales (« vos yeux […] battent les ailes de votre Âme »), transcende l’anecdote pour élever l’amour au rang d’expérience universelle. Si sa vie errante et ses crises mystiques l’éloignèrent des cercles littéraires, ses vers restent des joyaux intemporels, célébrant l’amour comme seul absolu face à la fugacité du monde.