La vipère - Charles Leconte de Lisle

Si les chastes amours avec respect louées

Éblouissent encor ta pensée et tes yeux,

N’effleure point les plis de leurs robes nouées,

Garde la pureté de ton rêve pieux.

Ces blanches visions, ces vierges que tu crées

Sont ta jeunesse en fleur épanouie au ciel !

Verse à leurs pieds le flot de tes larmes sacrées,

Brûle tous tes parfums sur leur mystique autel.

Mais si l’amer venin est entré dans tes veines,

Pâle de volupté pleurée et de langueur,

Tu chercheras en vain un remède à tes peines :

L’angoisse du néant te remplira le coeur.

Ployé sous ton fardeau de honte et de misère,

D’un exécrable mal ne vis pas consumé :

Arrache de ton sein la mortelle vipère,

Ou tais-toi, lâche, et meurs, meurs d’avoir trop aimé !

 

Publié en 1862 dans le recueil Poèmes barbares.

Portrait de Charles-Marie Leconte de LisleCharles Leconte de Lisle (1818-1894), né à La Réunion et figure majeure du mouvement parnassien, a marqué la poésie française par son rejet du lyrisme romantique au profit d’une esthétique rigoureuse centrée sur la beauté formelle. Chef de file des Parnassiens, il célébra dans ses Poèmes barbares (1862) les mythes antiques et les paysages exotiques, tout en explorant les contradictions de l’âme humaine. Son poème La vipère, issu de ce recueil, incarne cette tension entre idéalisation et désillusion. À travers des vers ciselés, il y oppose l’amour chaste – symbolisé par des « vierges » célestes – à la passion destructrice, comparée au venin d’un serpent. Ce duel métaphorique révèle une vision sombre de l’érotisme, où la volupté conduit à « l’angoisse du néant », reflet de son pessimisme philosophique. Bien que souvent associé à l’impersonnalité parnassienne, Leconte de Lisle y exprime une mélancolie intime, héritage de ses déchirements entre son île natale et l’Europe, ainsi que de ses difficultés matérielles. Élu à l’Académie française en 1886, il laisse une œuvre où l’amour, loin des effusions romantiques, devient une force tragique et intemporelle.

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