L’âme - Germain Nouveau
Comme un exilé du vieux thème,
J’ai descendu ton escalier ;
Mais ce qu’a lié l’Amour même,
Le temps ne peut le délier.
Chaque soir quand ton corps se couche
Dans ton lit qui n’est plus à moi,
Tes lèvres sont loin de ma bouche ;
Cependant, je dors près de Toi.
Quand je sors de la vie humaine,
J’ai l’air d’être en réalité
Un monsieur seul qui se promène ;
Pourtant je marche à ton côté.
Ma vie à la tienne est tressée
Comme on tresse des fils soyeux,
Et je pense avec ta pensée,
Et je regarde avec tes yeux.
Quand je dis ou fais quelque chose,
Je te consulte, tout le temps ;
Car je sais, du moins, je suppose,
Que tu me vois, que tu m’entends.
Moi-même je vois tes yeux vastes,
J’entends ta lèvre au rire fin.
Et c’est parfois dans mes nuits chastes
Des conversations sans fin.
C’est une illusion sans doute,
Tout cela n’a jamais été ;
C’est cependant, Mignonne, écoute,
C’est cependant la vérité.
Du temps où nous étions ensemble,
N’ayant rien à nous refuser,
Docile à mon désir qui tremble,
Ne m’as-tu pas, dans un baiser,
Ne m’as-tu pas donné ton âme ?
Or le baiser s’est envolé,
Mais l’âme est toujours là, Madame ;
Soyez certaine que je l’ai.
Publié en 1885 dans le recueil Valentines
Germain Nouveau (1851-1920), poète provençal méconnu de son vivant mais aujourd’hui considéré comme l’égal de Rimbaud, a ciselé dans Valentines (1885) une vision de l’amour à la fois charnelle et mystique. Son poème L’âme, véritable joyau du recueil, explore l’éternité du lien amoureux au-delà de la séparation physique : « Ce qu’a lié l’Amour même, / Le temps ne peut le délier ». Cette alchimie poétique, où le désir se mêle à la transcendance, puise ses racines dans sa double expérience – collaborations sulfureuses avec Rimbaud à Londres en 1874 et conversion mystique tardive. Nouveau y déploie un lyrisme sensoriel (« Tes lèvres sont loin de ma bouche ») tout en érigeant l’âme amoureuse en sanctuaire indestructible (« Soyez certaine que je l’ai »). Par ce paradoxe entre érotisme et spiritualité, son œuvre devance les surréalistes et inscrit l’expérience amoureuse dans une dimension intemporelle.