L’amour endormi - André Chénier
Là reposait l’Amour, et sur sa joue en fleur
D’une pomme brillante éclatait la couleur.
Je vis, dès que j’entrai sous cet épais bocage,
Son arc et son carquois suspendus an feuillage.
Sur des monceaux de rose au calice embaumé
Il dormait. Un souris sur sa bouche formé
L’entr’ouvrait mollement, et de jeunes abeilles
Venaient cueillir le miel de ses lèvres vermeilles.
Publié à titre posthume au XIXème siècle
André Chénier (1762-1794), poète emblématique du tournant entre les Lumières et le romantisme, incarne l’union entre l’héritage classique et l’expression des passions humaines. Né à Constantinople d’une mère grecque et d’un père français, il grandit entre Marseille et Paris, baigné dans les lettres antiques qui influenceront durablement son œuvre. Ses études le mènent à s’imprégner d’Homère, de Sappho et d’Ovide, sources d’inspiration pour ses élégies amoureuses où la mythologie se mêle à une sensualité troublante. Son poème L’amour endormi, publié à titre posthume au XIXe siècle mais composé dans les dernières années du XVIIIe siècle, illustre cette fusion : le dieu Cupidon y est dépeint endormi dans un bocage, ses lèvres « vermeilles » butinées par des abeilles, image allégorique du désir à la fois paisible et vibrant.
L’œuvre de Chénier, marquée par un lyrisme raffiné et une métrique rigoureuse, transcende son époque en explorant les paradoxes de l’amour – éphémère par ses fièvres, éternel par sa récurrence. Sa mort précoce sous la Terreur révolutionnaire (il est guillotiné à 31 ans) ajoute une dimension tragique à ses vers, où la beauté fragile des sentiments résiste à l’oubli. Dans L’amour endormi, le contraste entre la quiétude du dieu endormi et les « monceaux de roses » évoque cette dualité : l’amour sommeille mais renaît sans cesse, tel un cycle naturel immuable. Par son art de métamorphoser les archétypes gréco-romains en émotions universelles, Chénier demeure un passeur entre les âges, dont les poèmes continuent de murmurer l’éternelle jeunesse du cœur.