L’Andalouse - Alfred de Musset
Avez-vous vu, dans Barcelone,
Une Andalouse au sein bruni ?
Pâle comme un beau soir d’automne !
C’est ma maîtresse, ma lionne !
La marquesa d’Amaëgui !
J’ai fait bien des chansons pour elle,
Je me suis battu bien souvent.
Bien souvent j’ai fait sentinelle,
Pour voir le coin de sa prunelle,
Quand son rideau tremblait au vent.
Elle est à moi, moi seul au monde.
Ses grands sourcils noirs sont à moi,
Son corps souple et sa jambe ronde,
Sa chevelure qui l’inonde,
Plus longue qu’un manteau de roi !
C’est à moi son beau corps qui penche
Quand elle dort dans son boudoir,
Et sa basquina sur sa hanche,
Son bras dans sa mitaine blanche,
Son pied dans son brodequin noir.
Vrai Dieu ! Lorsque son oeil pétille
Sous la frange de ses réseaux,
Rien que pour toucher sa mantille,
De par tous les saints de Castille,
On se ferait rompre les os.
Qu’elle est superbe en son désordre,
Quand elle tombe, les seins nus,
Qu’on la voit, béante, se tordre
Dans un baiser de rage, et mordre
En criant des mots inconnus !
Et qu’elle est folle dans sa joie,
Lorsqu’elle chante le matin,
Lorsqu’en tirant son bas de soie,
Elle fait, sur son flanc qui ploie,
Craquer son corset de satin !
Allons, mon page, en embuscades !
Allons ! la belle nuit d’été !
Je veux ce soir des sérénades
À faire damner les alcades
De Tolose au Guadalété.
Publié en 1829 dans le recueil Premières poésies.
Alfred de Musset, figure emblématique du romantisme français, a marqué la littérature par ses poèmes d’amour aussi passionnés que tourmentés. Né en 1810 dans une famille cultivée, il publie dès 19 ans Contes d’Espagne et d’Italie, recueil où brille déjà son lyrisme sensuel. Sa vie sentimentale, marquée par sa relation tumultueuse avec George Sand, nourrit une œuvre explorant les excès du cœur, entre désir et mélancolie. L’Andalouse, tiré des Premières poésies (1829), incarne cette veine : le poème dépeint une femme de Barcelone aux « seins brunis » et à la « chevelure plus longue qu’un manteau de roi », mêlant images ardentes et rythmes envoûtants pour chanter l’amour fou. Musset y exalte la possession passionnelle (« Elle est à moi, moi seul au monde ») tout en jouant avec les codes du portrait érotique, comme lorsqu’il décrit son corps « qui penche » dans le désordre du boudoir. Ces vers, traversés par une sensualité presque tactile, révèlent sa capacité à transformer l’expérience amoureuse – souvent douloureuse – en art intemporel. Même si ses pièces de théâtre (Lorenzaccio, On ne badine pas avec l’amour) ont consolidé sa renommée, c’est dans sa poésie que vibre le plus intensément l’âme romantique, faisant de lui un chantre inégalé des tourments et des extases du cœur.