Le ciel est étoilé - Guillaume Apollinaire

I

 

Le ciel est étoilé par les obus des Boches

La forêt merveilleuse où je vis donne un bal

La mitrailleuse joue un air à triples croches

Mais avez-vous le mot — Mais oui le mot fatal —

Aux créneaux aux créneaux laissez là les pioches

 

On sonne GARDE À VOUS rentrez dans vos maisons

CŒUR obus éclaté qui sifflait sa romance

Je ne suis jamais seul voici les deux caissons

Tous les dieux de mes yeux s’envolent en silence

Nous vous aimons ô Vie et nous vous agaçons

 

Les obus miaulaient un amour à mourir

Les amours qui s’en vont sont plus doux que les autres

Il pleut Bergère il pleut et le sang va tarir

Les obus miaulaient Entends chanter les nôtres

Pourpre Amour salué par ceux qui vont périr

 

Le Printemps tout mouillé la Veilleuse l’Attaque

Il pleut mon âme il pleut mais il pleut des yeux morts

Ulysse que de jours pour rentrer dans Ithaque

Couche-toi sur la paille et songe un beau remords

Qui PUR EFFET DE L’ART soit aphrodisiaque

 

II

 

Je t’écris ô mon Lou de la hutte en roseaux

Où palpitent d’amour et d’espoir neuf cœurs d’hommes

Les canons font partir leurs obus en monômes

Et j’écoute gémir la forêt sans oiseaux

 

Il était une fois en Bohême un poète

Qui sanglotait d’amour puis chantait au soleil

Il était autrefois la comtesse Alouette

Qui sut si bien mentir qu’il en perdit la tête

En perdit sa chanson en perdit le sommeil

 

Un jour elle lui dit Je t’aime ô mon poète

Mais il ne la crut pas et sourit tristement

Puis s’en fut en chantant Tire-lire Alouette

Et se cachait au fond d’un petit bois charmant

 

Un soir en gazouillant son joli tire-lire

La comtesse Alouette arriva dans le bois

Je t’aime ô mon poète et je viens te le dire

Je t’aime pour toujours Enfin je te revois

Et prends-la pour toujours mon âme qui soupire

 

Ô cruelle Alouette au cœur dur de vautour

Vous mentîtes encore au poète crédule

J’écoute la forêt gémir au crépuscule

La comtesse s’en fut et puis revint un jour

Poète adore-moi moi j’aime un autre amour

 

Il était une fois un poète en Bohême

Qui partit à la guerre on ne sait pas pourquoi

Voulez-vous être aimé n’aimez pas croyez-moi

Il mourut en disant Ma comtesse je t’aime

Et j’écoute à travers le petit jour si froid

Les obus s’envoler comme l’amour lui-même

 

III

 

Te souviens-tu mon Lou de ce panier d’oranges

Douces comme l’amour qu’en ce temps-là nous fîmes

Tu me les envoyas un jour d’hiver à Nîmes

Et je n’osais manger ces beaux fruits d’or des anges

 

Je les gardai longtemps pour les manger ensemble

Car tu devais venir me retrouver à Nîmes

De mon amour vaincu les dépouilles opimes

Pourrirent J’attendais Mon cœur la main me tremble

 

Une petite orange était restée intacte

Je la pris avec moi quand à six nous partîmes

Et je l’ai retrouvée intacte comme à Nîmes

Elle est toute petite et sa peau se contracte

 

Et tandis que les obus passent je la mange

Elle est exquise ainsi que mon amour de Nîmes

Ô soleil concentré riche comme mes rimes

Ô savoureux amour ô ma petite orange

 

Les souvenirs sont-ils un beau fruit qu’on savoure

En mangeant j’ai détruit mes souvenirs opimes

Puissè-je t’oublier mon pauvre amour de Nîmes

J’ai tout mangé l’orange et la peau qui l’entoure

 

Mon Lou pense parfois à la petite orange

Douce comme l’amour le pauvre amour de Nîmes

Douce comme l’amour qu’en ce temps-là nous fîmes

Il me reste une orange

un cœur un cœur étrange

 

IV

 

Tendres yeux éclatés de l’amante infidèle

Obus mystérieux

Si tu savais le nom du beau cheval de selle

Qui semble avoir tes yeux

 

Car c’est Loulou mon Lou que mon cheval se nomme

Un alezan brûlé

Couleur de tes cheveux cul rond comme une pomme

Il est là tout sellé

 

Il faut que je reçoive ô mon Lou la mesure

Exacte de ton doigt

Car je veux te sculpter une bague très pure

Dans un métal d’effroi

 

Courmelois, le 8 avril 1915

 

Publié en 1918 dans le recueil Calligrammes

Portrait de Guillaume ApollinaireGuillaume Apollinaire, né en 1880 à Rome et mort en 1918 à Paris, est un poète emblématique du XXe siècle dont les vers amoureux transcendent l’horreur de la guerre. Engagé volontaire en 1914, il écrit Le ciel est étoilé depuis les tranchées, mêlant l’éclat des obus à la douceur de ses sentiments pour Louise de Coligny-Châtillon, surnommée « Lou ». Ce poème, tiré de Calligrammes (1918), juxtapose le fracas des mitrailleuses (« joue un air à triples croches ») et la mélancolie d’un amour menacé par la mort, symbolisé par une orange intacte évoquant leurs souvenirs de Nîmes. Apollinaire y entrelace images guerrières (« obus des Boches ») et lyrisme intime, créant une tension entre la violence du front et la permanence du désir. Ses Poèmes à Lou, publiés après sa mort, révèlent comment l’amour devient une « torche » dans l’obscurité de la guerre, un refuge où les « songes rapprochent » deux âmes malgré la distance. Grièvement blessé en 1916 puis emporté par la grippe espagnole, Apollinaire laisse une œuvre où l’amour survit aux ravages du temps, prouvant que même sous un ciel « étoilé par les obus », la poésie reste un acte de résistance tendre et universel.

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