Le Lion amoureux - Jean de La Fontaine

À Mademoiselle de Sévigné

 

Sévigné, de qui les attraits

Servent aux grâces de modèle,

Et qui naquîtes toute belle,

À votre indifférence près,

Pourriez-vous être favorable

Aux jeux innocents d’une Fable,

Et voir, sans vous épouvanter,

Un Lion qu’Amour sut dompter ?

Amour est un étrange maître.

Heureux qui peut ne le connaître

Que par récit, lui ni ses coups !

Quand on en parle devant vous,

Si la vérité vous offense,

La Fable au moins se peut souffrir :

Celle-ci prend bien l’assurance

De venir à vos pieds s’offrir,

Par zèle et par reconnaissance.

 

Du temps que les bêtes parlaient,

Les Lions, entre autres, voulaient

Être admis dans notre alliance.

Pourquoi non ? Puisque leur engeance

Valait la nôtre en ce temps-là,

Ayant courage, intelligence,

Et belle hure outre cela.

Voici comment il en alla.

Un Lion de haut parentage,

En passant par un certain pré,

Rencontra Bergère à son gré :

Il la demande en mariage.

Le père aurait fort souhaité

Quelque gendre un peu moins terrible.

La donner lui semblait bien dur ;

La refuser n’était pas sûr ;

Même un refus eût fait, possible,

Qu’on eût vu quelque beau matin

Un mariage clandestin.

Car outre qu’en toute manière

La belle était pour les gens fiers,

Fille se coiffe volontiers

D’amoureux à longue crinière.

Le Père donc ouvertement

N’osant renvoyer notre amant,

Lui dit : Ma fille est délicate ;

Vos griffes la pourront blesser

Quand vous voudrez la caresser.

Permettez donc qu’à chaque patte

On vous les rogne, et pour les dents

Qu’on vous les lime en même temps.

Vos baisers en seront moins rudes,

Et pour vous plus délicieux ;

Car ma fille y répondra mieux,

Étant sans ces inquiétudes.

Le Lion consent à cela,

Tant son âme était aveuglée !

Sans dents ni griffes le voilà,

Comme place démantelée.

On lâche sur lui quelques chiens :

Il fit fort peu de résistance.

Amour, amour, quand tu nous tiens,

On peut bien dire : Adieu prudence.

 

Publié en 1668 dans le recueil Les fables du livre IV.

Portrait de Jean de la FontaineJean de La Fontaine (1621-1695), célèbre pour ses Fables devenues des classiques, fut aussi un observateur astucieux des passions humaines, dont l’amour. Ce maître des mots, né à Château-Thierry, abandonna une carrière juridique pour se consacrer à l’écriture sous le mécénat de Nicolas Fouquet. Si ses fables animalières masquent souvent des critiques sociales, Le Lion amoureux (1668) explore avec finesse les faiblesses du cœur. Dédiée à Mademoiselle de Sévigné, jeune femme réputée pour sa froideur, cette fable métamorphose Louis XIV en lion épris d’une bergère, contraint de sacrifier griffes et dents pour séduire – allégorie des compromis absurdes imposés par l’amour. La Fontaine y dépeint, derrière l’humour, l’aveuglement passionnel qui réduit les puissants à l’impuissance : le fauve désarmé succombe sous les chiens, symbole cruel de la vulnérabilité amoureuse. Ce poème, inspiré d’Ésope mais enrichi d’une grâce typiquement française, révèle comment La Fontaine transcendait les moralités antiques pour en faire des miroirs intemporels des travers humains. Même aujourd’hui, sa plume légère et incisive rappelle que l’amour, « étrange maître », triomphe toujours de la raison.

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