Le meilleur moment des amours - Sully Prudhomme
Le meilleur moment des amours
N’est pas quand on a dit : « Je t’aime. »
Il est dans le silence même
À demi rompu tous les jours ;
Il est dans les intelligences
Promptes et furtives des coeurs ;
Il est dans les feintes rigueurs
Et les secrètes indulgences ;
Il est dans le frisson du bras
Où se pose la main qui tremble,
Dans la page qu’on tourne ensemble
Et que pourtant on ne lit pas.
Heure unique où la bouche close
Par sa pudeur seule en dit tant ;
Où le coeur s’ouvre en éclatant
Tout bas, comme un bouton de rose ;
Où le parfum seul des cheveux
Parait une faveur conquise !
Heure de la tendresse exquise
Où les respects sont des aveux.
Publié en 1865 dans le recueil Stances et Poèmes
Sully Prudhomme (1839-1907) incarne une poésie amoureuse où le non-dit se mêle à la délicatesse des sentiments. Premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901, ce poète français, né René François Armand Prudhomme, marque son époque par une œuvre oscillant entre rigueur parnassienne et introspection lyrique. Dans Le meilleur moment des amours (1865), issu du recueil Stances et Poèmes, il explore l’érotisme discret des prémices amoureux, loin des déclarations éclatantes. Le poème saisit ces instants fugaces où « les intelligences / Promptes et furtives des cœurs » tissent une complicité silencieuse : main tremblante sur un bras, pages tournées sans être lues, ou parfums de cheveux érigés en « faveur conquise ». Prudhomme y dépeint l’amour comme un langage crypté, où le frisson d’un contact effleuré vaut tous les aveux. Cette célébration des nuances – « feintes rigueurs » contre « secrètes indulgences » – révèle sa quête d’une vérité émotionnelle à fleur de peau, entre pudeur et épanchement. Son influence persiste dans la poésie moderne comme maître des émotions contenues.