Le Poème de la Femme (Marbre de Paros) - Théophile Gautier
Un jour, au doux rêveur qui l’aime,
En train de montrer ses trésors,
Elle voulut lire un poëme,
Le poëme de son beau corps.
D’abord, superbe et triomphante
Elle vint en grand apparat,
Traînant avec des airs d’infante
Un flot de velours nacarat:
Telle qu’au rebord de sa loge
Elle brille aux Italiens,
Ecoutant passer son éloge
Dans les chants des musiciens.
Ensuite, en sa verve d’artiste,
Laissant tomber l’épais velours,
Dans un nuage de batiste
Elle ébaucha ses fiers contours.
Glissant de l’épaule à la hanche,
La chemise aux plis nonchalants,
Comme une tourterelle blanche
Vint s’abattre sur ses pieds blancs.
Pour Apelle ou pour Cléomène,
Elle semblait, marbre de chair,
En Vénus Anadyomène
Poser nue au bord de la mer.
De grosses perles de Venise
Roulaient au lieu de gouttes d’eau,
Grains laiteux qu’un rayon irise,
Sur le frais satin de sa peau.
Oh! quelles ravissantes choses,
Dans sa divine nudité,
Avec les strophes de ses poses,
Chantait cet hymne de beauté!
Comme les flots baisant le sable
Sous la lune aux tremblants rayons,
Sa grâce était intarissable
En molles ondulations.
Mais bientôt, lasse d’art antique,
De Phidias et de Vénus,
Dans une autre stance plastique
Elle groupe ses charmes nus.
Sur un tapis de Cachemire,
C’est la sultane du sérail,
Riant au miroir qui l’admire
Avec un rire de corail;
La Géorgienne indolente,
Avec son souple narguilhé,
Etalant sa hanche opulente,
Un pied sous l’autre replié.
Et comme l’odalisque d’Ingres,
De ses reins cambrant les rondeurs
En dépit des vertus malingres,
En dépit des maigres pudeurs!
Paresseuse odalisque, arrière!
Voici le tableau dans son jour,
Le diamant dans sa lumière ;
Voici la beauté dans l’amour!
Sa tête penche et se renverse
Haletante, dressant les seins,
Aux bras du rêve qui la berce,
Elle tombe sur ses coussins.
Ses paupières battent des ailes
Sur leurs globes d’argent bruni,
Et l’on voit monter ses prunelles
Dans la nacre de l’infini.
D’un linceul de point d’Angleterre
Que l’on recouvre sa beauté :
L’extase l’a prise à la terre;
Elle est morte de volupté !
Que les violettes de Parme,
Au lieu des tristes fleurs des morts
Où chaque perle est une larme,
Pleurent en bouquets sur son corps!
Et que mollement on la pose
Sur son lit, tombeau blanc et doux,
Où le poète, à la nuit close,
Ira prier à deux genoux.
Publié en 1852 dans le recueil Émaux et Camées.

Théophile Gautier (1811-1872), figure majeure du romantisme français et précurseur du Parnasse, a ciselé dans Émaux et Camées (1852) un hommage à la beauté charnelle érigée en absolu artistique. Son Poème de la Femme (Marbre de Paros), véritable manifeste esthétique, transfigure la nudité féminine en œuvre d’art intemporelle, mêlant avec audace érotisme et références classiques. Le poète-parnassien, en alchimiste des mots, compare le corps de sa muse à une Vénus anadyomène, oscillant entre la blancheur d’un marbre de Praxitèle et les courbes sensuelles des odalisques d’Ingres. Chaque stance devient un pinceau qui caresse les « strophes de ses poses », transformant la chair en poésie pure selon son credo de « l’art pour l’art ». Ce dialogue entre corps et statue, entre éphémère et éternel, révèle sa quête d’une beauté idéale survivant au temps – un hymne à l’amour où la volupté se mue en sacrement artistique.