Le réveil - René-François Sully Prudhomme

Si tu m’appartenais (faisons ce rêve étrange !),

Je voudrais avant toi m’éveiller le matin

Pour m’accouder longtemps près de ton sommeil d’ange,

Egal et murmurant comme un ruisseau lointain.

 

J’irais à pas discrets cueillir de l’églantine,

Et, patient, rempli d’un silence joyeux,

J’entr’ouvrirais tes mains, qui gardent ta poitrine,

Pour y glisser mes fleurs en te baisant les yeux.

 

Et tes yeux étonnés reconnaîtraient la terre

Dans les choses où Dieu mit le plus de douceur,

Puis tourneraient vers moi leur naissante lumière,

Tout pleins de mon offrande et tout pleins de ton cœur.

 

Oh ! Comprends ce qu’il souffre et sens bien comme il aime,

Celui qui poserait, au lever du soleil,

Un bouquet, invisible encor, sur ton sein même,

Pour placer ton bonheur plus près de ton réveil !

 

Publié en 1869 dans le recueil Les solitudes.

René-François Sully Prudhomme (1839-1907), premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901, a marqué la poésie française par son exploration subtile des émotions amoureuses, notamment dans Le réveil issu du recueil Les Solitudes (1869). Ce poète parnassien, initialement destiné à une carrière d’ingénieur avant de se consacrer aux lettres, y dépeint un amour idéalisé à travers un réveil intime où le narrateur cueille des fleurs pour surprendre sa bien-aimée endormie. Les vers « J’entr’ouvrirais tes mains, qui gardent ta poitrine, / Pour y glisser mes fleurs en te baisant les yeux » révèlent sa grâce pudique, mêlant sensualité et délicatesse dans un ballet d’images naturelles – églantine, ruisseau, lumière naissante – qui universalisent le sentiment. Si Sully Prudhomme s’est ensuite tourné vers des réflexions philosophiques (La Justice, 1878), ce texte reste un joyau de lyrisme amoureux, où la précision minutieuse des gestes (« pas discrets », « silence joyeux ») transcende l’anecdote pour toucher à l’éternel. Son art de cristalliser l’éphémère en poésie durable explique pourquoi Le réveil continue de résonner, offrant une méditation intemporelle sur l’offrande amoureuse comme promesse de bonheur.

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