Lendemain - François Coppée

Puisque, à peine désenlacée

De l’étreinte de mes deux bras,

Tu demandes à ma pensée

Ces vers qu’un jour tu brûleras,

 

Il faut, ce soir, que je surmonte

L’état d’adorable langueur

Où je rougis un peu de honte,

Tout en souriant de bonheur.

 

Pourtant je l’aime, ma fatigue.

C’est ton oeuvre, et le long baiser

De ta bouche ardente et prodigue

A pu seule ainsi m’épuiser ;

 

Et tu veux que je la secoue,

Petite coquette ! tu veux

Voir rimer les lys de ta joue

Avec la nuit de tes cheveux.

 

Tu veux que, dissipant le voile

Qui trouble mon cerveau si las,

Je dise tes regards d’étoile

Et ton haleine de lilas.

 

Mais la preuve, ô capricieuse,

Que je ne pense qu’à t’aimer,

C’est la fièvre délicieuse

Qui m’empêche de l’exprimer.

 

Ainsi, respecte ma paresse ;

Ton souvenir passe au travers.

Demande des baisers, maîtresse ;

Ne me demande pas des vers.

 

Publié en 1892 dans le recueil Le cahier rouge.

Portrait de françois coppéeFrançois Coppée (1842-1908), figure majeure du mouvement parnassien avant d’évoluer vers une poésie plus intimiste, cisèle dans Lendemain (1892) une déclaration d’amour paradoxale où la chair triomphe des mots. Ce poème extrait du Cahier rouge dévoile un dialogue amoureux où l’étreinte physique rend vaine toute tentative d’expression poétique – « Demande des baisers, maîtresse ; Ne me demande pas des vers ». L’auteur des Humbles y renverse l’idéal romantique : l’ivresse sensuelle devient à la fois muse et obstacle à la création, la « délicieuse fièvre » de l’instant supplantant les métaphores stellaires. Par ce jeu de pudeur teinté d’érotisme, Coppée inscrit la passion charnelle dans la durée, faisant du silence complice un langage plus éloquent que les rimes. Ce testament poétique, où brûle l’aveu d’une impuissance créatrice face à l’amour incarné, consacre son tournant vers une écriture de l’intime qui influencera les symbolistes.

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