Les indolents - Paul Verlaine

Bah ! malgré les destins jaloux,

Mourons ensemble, voulez-vous ?

– La proposition est rare.

 

– Le rare est bon. Donc mourons

Comme dans les Décamérons.

– Hi ! Hi ! Hi ! quel amant bizarre !

 

– Bizarre, je ne sais. Amant

Irréprochable, assurément.

Si vous voulez, mourons ensemble ?

 

– Monsieur, vous raillez mieux encor

Que vous n’aimez, et parlez d’or ;

Mais taisons-nous, si bon vous semble ! »

 

Si bien que ce soir-là Tircis

Et Dorimène, à deux assis

Non loin de deux sylvains hilares,

 

Eurent l’inexpiable tort

D’ajourner une exquise mort.

Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres !

 

Publié en 1869 dans le recueil Fêtes galantes.

Portrait de Paul VerlainePaul Verlaine (1844-1896), figure majeure du symbolisme français, incarne par son œuvre et sa vie tourmentée les contradictions de l’amour, entre idéalisation et désillusion. Né à Metz dans une famille bourgeoise, il se distingue dès ses premiers recueils, Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), par une sensibilité mélancolique teintée d’ironie, héritée de Baudelaire et nourrie par les peintures rococo du XVIIIᵉ siècle. Sa relation tumultueuse avec Arthur Rimbaud, marquée par la passion et la violence, influence profondément sa vision de l’amour, oscillant entre extase et destruction.

Le poème Les indolents, extrait de Fêtes galantes, illustre cette dualité à travers un dialogue badin aux accents tragiques. Structuré comme une comédie légère, le texte met en scène Tircis et Dorimène, personnages typiques du théâtre galant, qui esquivent une « exquise mort » par frivolité, préférant la moquerie à l’engagement. Verlaine y déploie un art de la musicalité verbale, utilisant des rythmes impairs et des répétitions (« Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres ! ») pour souligner l’absurdité des conventions amoureuses. La référence aux Décamérons de Boccace inscrit ce jeu de séduction dans une tradition littéraire remontant à la Renaissance, conférant au texte une dimension intemporelle.

Paradoxalement, ce poème apparenté aux « fêtes galantes » – univers de masques et de légèreté – révèle une profondeur métaphysique. L’invitation à « mourir ensemble », tour à tour sincère et railleuse, traduit l’aspiration verlainienne à un amour absolu, sans cesse menacé par l’inconstance humaine. Cette tension entre éphémère et éternel, propre à l’écriture de Verlaine, trouve un écho dans sa vie personnelle : alcoolisme, errances sentimentales et quête spirituelle achèvent de faire de lui un « poète maudit », dont l’œuvre continue de hanter les imaginaires.

En mêlant grâce légère et amertume, Les indolents incarne ainsi l’essence de la poésie verlainienne : un chant où la mélodie des mots transcende les vicissitudes du cœur, offrant à l’amour ses lettres de noblesse éternelle.

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