Lise - Victor Hugo

J’avais douze ans ; elle en avait bien seize.

Elle était grande, et, moi, j’étais petit.

Pour lui parler le soir plus à mon aise,

Moi, j’attendais que sa mère sortît ;

Puis je venais m’asseoir près de sa chaise

Pour lui parler le soir plus à mon aise.

 

Que de printemps passés avec leurs fleurs !

Que de feux morts, et que de tombes closes !

Se souvient-on qu’il fut jadis des coeurs ?

Se souvient-on qu’il fut jadis des roses ?

Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions

Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.

 

Dieu l’avait faite ange, fée et princesse.

Comme elle était bien plus grande que moi,

Je lui faisais des questions sans cesse

Pour le plaisir de lui dire : Pourquoi ?

Et par moments elle évitait, craintive,

Mon oeil rêveur qui la rendait pensive.

 

Puis j’étalais mon savoir enfantin,

Mes jeux, la balle et la toupie agile ;

J’étais tout fier d’apprendre le latin ;

Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile ;

Je bravais tout; rien ne me faisait mal ;

Je lui disais : Mon père est général.

 

Quoiqu’on soit femme, il faut parfois qu’on lise

Dans le latin, qu’on épelle en rêvant ;

Pour lui traduire un verset, à l’église,

Je me penchais sur son livre souvent.

Un ange ouvrait sur nous son aile blanche,

Quand nous étions à vêpres le dimanche.

 

Elle disait de moi : C’est un enfant !

Je l’appelais mademoiselle Lise.

Pour lui traduire un psaume, bien souvent,

Je me penchais sur son livre à l’église ;

Si bien qu’un jour, vous le vîtes, mon Dieu !

Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.

 

Jeunes amours, si vite épanouies,

Vous êtes l’aube et le matin du coeur.

Charmez l’enfant, extases inouïes !

Et quand le soir vient avec la douleur,

Charmez encor nos âmes éblouies,

Jeunes amours, si vite épanouies !

 

Mai 1843.

 

Publié en 1856 dans le recueil Les contemplations.

Portrait de Victor HugoVictor Hugo, né en 1802 à Besançon et mort en 1885 à Paris, incarne l’archétype du poète romantique français, dont l’œuvre a traversé les siècles grâce à son exploration universelle des passions humaines. Dès ses premiers recueils comme Les Odes (1822) ou Les Feuilles d’automne (1831), il révèle une sensibilité lyrique qui atteint son apogée dans Les Contemplations (1856), recueil autobiographique où le poème Lise occupe une place singulière. Inspiré par un amour d’adolescence, ce texte capture l’essence des émois juvéniles à travers le souvenir d’une idylle entre un garçon de douze ans et une jeune fille de seize ans. Les vers « J’avais douze ans ; elle en avait bien seize. / Elle était grande, et, moi, j’étais petit » cristallisent avec simplicité la tension entre innocence et désir naissant, mêlant confidence personnelle et symbolisme intemporel. Hugo y déploie un art de la mémoire sensorielle, évoquant les « jeunes amours, si vite épanouies » comme des « parfums » et « rayons » éphémères, tout en inscrivant cette expérience dans le cadre sacralisé de l’enfance (« deux purs enfants »). Ce poème, écrit en 1843 après la mort de sa fille Léopoldine, témoigne aussi de sa capacité à transcender le deuil par la résurrection poétique des souvenirs heureux. Par son mélange de tendresse, de pudeur et de mélancolie, Lise demeure un joyau de la poésie amoureuse, où l’intime devient universel.

Panier
Retour en haut