Ma lointaine aïeule - Nérée Beauchemin

Par un temps de demoiselle,

Sur la frêle caravelle,

Mon aïeule maternelle,

Pour l’autre côté de l’Eau,

Prit la mer à Saint-Malo.

 

Son chapelet dans sa poche,

Quelques sous dans la sacoche,

Elle arrivait, par le coche,

Sans parure et sans bijou,

D’un petit bourg de l’Anjou.

 

Devant l’autel de la Vierge,

Ayant fait brûler le cierge

Que la Chandeleur asperge,

Sans que le coeur lui manquât,

La terrienne s’embarqua.

 

Femme de par Dieu voulue,

Par le Roy première élue,

Au couchant, elle salue

Ce lointain mystérieux,

Qui n’est plus terre ni cieux.

 

Et tandis que son oeil plonge

Dans l’azur vague, elle songe

Au bon ami de Saintonge,

Qui, depuis un siècle, attend

La blonde qu’il aime tant.

 

De la patrie angevine,

Où la menthe et l’aubépine

Embaument val et colline,

La promise emporte un brin

De l’amoureux romarin.

 

Par un temps de demoiselle,

Un matin dans la chapelle,

Sous le poêle de dentelle,

Au balustre des époux,

On vit le couple à genoux.

 

Depuis cent et cent années,

Sur la tige des lignées,

Aux branches nouvelles nées,

Fleurit, comme au premier jour,

Fleur de France, fleur d’amour.

 

Ô mon coeur, jamais n’oublie

Le cher lien qui te lie,

Par-dessus la mer jolie,

Aux bons pays, aux doux lieux,

D’où sont venus les Aïeux.

 

Publié en 1928 dans le recueil Patrie intime

Portrait de Nérée BeaucheminNérée Beauchemin (1850-1931), médecin et poète québécois au style délicatement nostalgique, puise dans ses racines franco-canadiennes pour chanter les permanences de l’amour à travers les générations. Ce fils de Yamachiche, nourri aux récits des pionniers, transpose dans Ma lointaine aïeule (1928) la traversée symbolique d’une aïeule malouine vers la Nouvelle-France. À travers les strophes mesurées de ce poème tiré de Patrie intime, il fait dialoguer l’aventure collective et l’intime tendresse : le brin de romarin emporté par l’émigrée devient métaphore d’un amour résistant aux siècles et aux océans.

Beauchemin, observateur des âmes autant que des paysages, tisse ici une généalogie sentimentale où le souvenir familial se mue en hymne universel. Le « temps de demoiselle » évoquant le départ, la chapelle nuptiale et la « fleur de France » renaissant sur le sol canadien composent une cartographie affective entre deux continents. Par ce va-et-vient entre mémoire intime et grande Histoire, le poète-médecin ausculte avec tendresse les pulsations éternelles du cœur humain.

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