Mélodie - Gérard de Nerval

Quand le plaisir brille en tes yeux

Pleins de douceur et d’espérance,

Quand le charme de l’existence

Embellit tes traits gracieux, —

Bien souvent alors je soupire

En songeant que l’amer chagrin,

Aujourd’hui loin de toi, peut t’atteindre demain,

Et de ta bouche aimable effacer le sourire ;

Car le Temps, tu le sais, entraîne sur ses pas

Les illusions dissipées,

Et les yeux refroidis, et les amis ingrats,

Et les espérances trompées !

 

Mais crois-moi, mon amour ! tous ces charmes naissants

Que je contemple avec ivresse

S’ils s’évanouissaient sous mes bras caressants,

Tu conserverais ma tendresse !

Si tes attraits étaient flétris,

Si tu perdais ton doux sourire,

La grâce de tes traits chéris

Et tout ce qu’en toi l’on admire,

Va, mon cœur n’est pas incertain :

De sa sincérité tu pourrais tout attendre.

Et mon amour, vainqueur du Temps et du Destin,

S’enlacerait à toi, plus ardent et plus tendre !

 

Oui, si tous tes attraits te quittaient aujourd’hui,

J’en gémirais pour toi ; mais en ce cœur fidèle

Je trouverais peut-être une douceur nouvelle,

Et, lorsque loin de toi les amants auraient fui,

Chassant la jalousie en tourments si féconde,

Une plus vive ardeur me viendrait animer.

« Elle est donc à moi seul, dirais-je, puisqu’au monde

Il ne reste que moi qui puisse encor l’aimer ! »

 

Mais qu’osè-je prévoir ? tandis que la jeunesse

T’entoure d’un éclat, hélas ! bien passager,

Tu ne peux te fier à toute la tendresse

D’un cœur en qui le temps ne pourra rien changer.

Tu le connaîtras mieux : s’accroissant d’âge en âge,

L’amour constant ressemble à la fleur du soleil,

Qui rend à son déclin, le soir, le même hommage

Dont elle a, le matin, salué son réveil !

 

Publié en 1894 dans le recueil Joies grises

Portrait de Charles GuérinCharles Guérin (1873-1907) incarne la sensibilité mélancolique et raffinée du symbolisme fin-de-siècle. Né à Lunéville dans une famille d’industriels lorrains, ce poète précoce publie dès 20 ans Fleurs de neige (1893) sous le pseudonyme Heirclas Rügen. Son œuvre, marquée par une quête spirituelle et un lyrisme tourmenté, explore les tensions entre désir charnel et aspiration mystique, comme en témoigne Mélodie païenne (1894) extrait de Joies grises. Ce rondeau sensuel, où l’amant convie sa « mie adorée » à un rendez-vous nocturne sous les bouleaux, mêle érotisme discret et naturalisme musical : les « échos » de la forêt répondent aux murmures des amants, tandis que la « main égarée » du poète suggère une intimité à peine voilée. Proche de Mallarmé et de Francis Jammes, Guérin cultive un art du vers ciselé où la passion s’exprime à travers des images crépusculaires – « soleil empourpré », « flots » de lumière – qui transcendent l’instant éphémère pour atteindre l’universel. Mort à 33 ans, il laisse une poésie d’amour à la fois fiévreuse et pudique, où chaque baiser devient une « fleur diaprée » défiant le temps.

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