Mon rêve familier - Paul Verlaine
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon coeur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Publié en 1866 dans le recueil Poèmes saturniens.
Paul Verlaine (1844-1896), figure majeure de la poésie française, incarne par ses vers l’alliance fragile entre passion tourmentée et mélancolie lyrique. Issu d’une famille bourgeoise de Metz, il publie à 22 ans Poèmes saturniens, recueil où scintille déjà son art de la musicalité verbale. Son célèbre Mon rêve familier y dépeint un amir idéalisé à travers le portrait d’une femme insaisissable, « ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre », dont le regard apaisant et la voix spectralement aimante transcendent le réel. Ce dialogue entre désir charnel et spiritualité – où « mon cœur, transparent » trouve refuge – reflète sa quête d’absolu amoureux, marquée par des relations tumultueuses (comme celle avec Rimbaud) et une existence chaotique. Verlaine y fusionne l’influence baudelairienne et une sensibilité pré-symboliste, transformant l’expérience intime en archétype universel : la femme-statue aux « voix chères qui se sont tues » devient l’éternelle compagne des solitudes, bien au-delà du XIXe siècle.