Ni vous sans moi, ni moi sans vous… - Marie de France

XI.

Chievrefueil.



     Asez me plest e bien le vueil

del lai qu’um nume Chievrefueil

que la verité vus en cunt

coment fu fez, de quei e dunt.

Plusur le m’unt cunté e dit

e jeo l’ai trové en escrit

de Tristram e de la reïne,

de lur amur ki tant fu fine,

dunt il ourent meinte dolur ;

puis en mururent en un jur.



     Li reis Mars esteit curuciez,

vers Tristram, sun nevu, iriez ;

de sa terre le cungea

pur la reïne qu’il ama.

En sa cuntree en est alez.

En Suhtwales u il fu nez

un an demura tut entier,

 

ne pot ariere repairier ;

mes puis se mist en abandun

de mort e de destructiün.

Ne vus en merveilliez niënt :

kar cil ki eime leialment

mult est dolenz e trespensez,

quant il nen a ses volentez.

Tristram est dolenz e pensis :

pur ceo s’esmut de sun païs.

En Cornuaille vait tut dreit

la u la reïne maneit.

En la forest tuz suls se mist,

ne voleit pas qu’um le veïst.

En la vespree s’en eisseit,

quant tens de herbergier esteit.

Od païsanz, od povre gent

perneit la nuit herbergement.

Les noveles lur enquereit

del rei cum il se cunteneit.

Cil li diënt qu’il unt oï

que li barun erent bani,

a Tintagel deivent venir,

li reis i vuelt feste tenir,

a pentecuste i serunt tuit ;

mult i avra joie e deduit,

e la reïne od lui sera.

 

 

     Tristram l’oï, mult s’en haita.

Ele n’i purra mie aler

qu’il ne la veie trespasser.

Le jur que li reis fu meüz

est Tristram el bois revenuz

sur le chemin que il saveit

que la rute passer deveit.

Une coldre trencha par mi,

tute quarree la fendi.

Quant il a paré le bastun,

de sun cultel escrit sun nun.

Se la reïne s’aparceit,

ki mult grant guarde s’en perneit,

de sun ami bien conuistra

le bastun quant el le verra ;

altre feiz li fu avenu

que si l’aveit aparceü.

Ceo fu la sume de l’escrit

qu’il li aveit mandé e dit,

que lunges ot ilec esté

e atendu e surjurné

pur espier e pur saveir

coment il la peüst veeir,

kar ne poeit vivre senz li.

D’els dous fu il tut altresi

cume del chievrefueil esteit

 

ki a la coldre se perneit :

quant il s’i est laciez e pris

e tut en tur le fust s’est mis,

ensemble poeent bien durer ;

mes ki puis les vuelt desevrer,

la coldre muert hastivement

e li chievrefueilz ensement.

‘Bele amie, si est de nus :

ne vus senz mei ne jeo senz vus !’



     La reïne vint chevalchant.

Ele esguarda un poi avant,

le bastun vit, bien l’aparceut,

tutes les letres i conut.

Les chevaliers, ki la menoënt

e ki ensemble od li erroënt,

cumanda tost a arester :

descendre vuelt e reposer.

Cil unt fait sun comandement.

Ele s’en vet luinz de sa gent ;

sa meschine apela a sei,

Brenguein, ki mult ot bone fei.

Del chemin un poi s’esluigna.

Dedenz le bois celui trova

que plus amot que rien vivant.

Entre els meinent joie mult grant.

 

 

A li parla tut a leisir,

e ele li dist sun plaisir ;

puis li mustra cumfaitement

del rei avra acordement,

e que mult li aveit pesé

de ceo qu’il l’ot si cungeé,

par encusement l’aveit fait.

A tant s’en part, sun ami lait ;

mes quant ceo vint al desevrer,

dunc comencierent a plurer.

Tristram en Wales s’en rala,

tant que sis uncles le manda.



     Pur la joie qu’il ot eüe

de s’amie qu’il ot veüe

par le bastun qu’il ot escrit,

si cum la reïne l’ot dit,

pur les paroles remembrer,

Tristram, ki bien saveit harper,

en aveit fet un nuvel lai.

Asez briefment le numerai :

‘Gotelef’ l’apelent Engleis,

‘Chievrefueil’ le nument Franceis.

Dit vus en ai la verité,

del lai que j’ai ici cunté.

 

Chèvrefeuille (Traduction en français moderne)

 

J’aime beaucoup et je veux raconter

l’histoire du lai appelé Chèvrefeuille,

et vous en dire la vérité :

comment il fut composé, de quoi et pourquoi.

Beaucoup me l’ont conté et dit,

et je l’ai trouvé écrit,

cette histoire de Tristan et de la reine,

de leur amour si parfait,

qui leur causa tant de douleurs,

et les fit mourir le même jour.

 

Le roi Marc était en colère,

contre Tristan, son neveu, irrité ;

il le chassa de son royaume

à cause de la reine qu’il aimait.

Tristan retourna dans son pays,

au Sud du Pays de Galles, où il était né.

Il y resta une année entière,

sans pouvoir revenir en Cornouailles.

Mais ensuite, il se livra au désespoir,

prêt à mourir et à se détruire.

Ne soyez pas étonnés de cela :

celui qui aime sincèrement

souffre beaucoup et se tourmente

quand il ne peut obtenir ce qu’il désire.

Tristan était triste et préoccupé ;

c’est pourquoi il quitta son pays.

Il se rendit en Cornouailles,

là où résidait la reine.

Il se cacha seul dans la forêt,

ne voulant être vu de personne.

Le soir, il sortait

quand venait l’heure de chercher refuge.

Il passait la nuit chez des paysans,

chez des gens pauvres.

Il leur demandait des nouvelles du roi

et comment il se comportait.

Ceux-ci lui racontaient ce qu’ils savaient :

les barons avaient été convoqués

et devaient se rendre à Tintagel,

car le roi voulait y tenir une fête.

À la Pentecôte, ils seraient tous présents ;

il y aurait beaucoup de joie et de divertissements,

et la reine serait avec lui.

 

Tristan entendit cela et en fut ravi.

Elle ne pourrait s’y rendre

sans qu’il ne la voie passer.

Le jour où le roi prit la route,

Tristan revint dans la forêt

près du chemin par lequel

ils devaient passer.

Il coupa une branche de coudrier,

la fendit soigneusement en quatre.

Puis il sculpta un bâton bien poli

et y grava son nom avec son couteau.

Si la reine le remarquait,

elle qui était très vigilante,

elle reconnaîtrait immédiatement

le bâton en le voyant,

comme cela lui était déjà arrivé.

Voici le message qu’il y avait inscrit :

il était resté là longtemps,

attendant et espérant,

cherchant un moyen de la voir,

car il ne pouvait vivre sans elle.

Entre eux deux, c’était exactement

comme entre le chèvrefeuille

et le coudrier :

quand le chèvrefeuille s’enlace

et s’attache autour du bois,

ensemble, ils peuvent bien survivre ;

mais si l’on tente de les séparer,

le coudrier meurt rapidement,

et le chèvrefeuille aussi.

« Ma belle amie, il en est de même pour nous :

ni vous sans moi, ni moi sans vous ! »

 

La reine avançait à cheval.

Elle regarda devant elle,

aperçut le bâton et le reconnut.

Tous les chevaliers qui l’accompagnaient

et voyageaient avec elle,

elle leur ordonna de s’arrêter,

prétextant vouloir se reposer.

Ils obéirent à son ordre.

Elle s’éloigna de sa suite

et appela près d’elle

Brangien, sa fidèle suivante.

Elle s’écarta un peu du chemin,

et dans la forêt, elle retrouva

celui qu’elle aimait plus que toute chose.

Ils passèrent ensemble un moment

de grande joie.

Ils se parlèrent à loisir,

et elle lui confia ce qu’elle ressentait.

Elle lui expliqua également

que bientôt, elle obtiendrait

le pardon du roi pour lui,

et combien elle avait souffert

quand il avait été banni,

à cause d’une accusation injuste.

Puis elle dut partir et quitta son bien-aimé.

Mais au moment de se séparer,

ils se mirent à pleurer.

Tristan retourna au Pays de Galles,

jusqu’à ce que son oncle le fasse rappeler.

 

Pour exprimer la joie

qu’il avait ressentie

en revoyant son amie,

et pour se souvenir de ce message

qu’il avait inscrit sur le bâton,

Tristan, qui savait bien jouer de la harpe,

composa un nouveau lai.

Il le nomma en peu de mots :

Les Anglais l’appellent Gotelef,

et les Français Chèvrefeuille.

Je vous en ai dit la vérité,

du lai que je viens de raconter.

 

Écrit entre 1160 et 1180.

Portrait de Marie de FranceMarie de France, poétesse du XIIᵉ siècle et figure majeure de la littérature médiévale, a marqué son époque par ses lais narratifs où l’amour courtois se mêle au merveilleux. Bien que son identité exacte reste mystérieuse – son nom même est une désignation moderne –, son œuvre, rédigée en anglo-normand, témoigne d’une sensibilité littéraire exceptionnelle. Parmi ses douze lais conservés, Chievrefueil (vers 1160-1180) se distingue comme un joyau de l’histoire tristanienne, réinterprétant le mythe celte de Tristan et Iseut à travers le prisme de l’allégorie végétale.

Le poème raconte comment Tristan, exilé par le roi Marc, grave un message secret sur une branche de coudrier pour alerter la reine de son amour persistant. La métaphore centrale du chèvrefeuille enlacé au coudrier – « ni vous sans moi, ni moi sans vous » – devient l’emblème de leur union indissoluble, survivant malgré la séparation physique. Marie de France y déploie une écriture concise mais évocatrice, typique des lais courts en octosyllabes, où chaque détail (le bâton gravé, la ruse du chevalier, les larmes des amants) concourt à peindre l’amour comme force à la fois destructrice et vitale.

Ce récit, puisant aux sources orales bretonnes tout en les adaptant à l’esthétique courtoise, illustre le talent de la poétesse pour transcender les siècles : huit cents ans plus tard, le cri passionné de Tristan résonne encore, preuve que les élans du cœur défient l’usure du temps.

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