Ô Lou, ma très chérie - Guillaume Apollinaire
Ô Lou, ma très chérie,
Faisons donc la féerie
De vivre en nous aimant
Étrangement
Et chastement
Nous ferons des voyages
Nous verrons des parages
Tout pleins de volupté,
Des ciels d’été
Et ta beauté !
Mes mains resteront pures
Mon cœur a ses blessures
Que tu me panseras
Puis dans mes bras
Tu dormiras
Par de jolis mensonges,
Des faux semblants, des songes
Tu feras qu’éveillé
Ait sommeillé
Émerveillé
Ce cerveau que je donne
Pour ta grâce, ô démone,
Ô pure nudité
De la Clarté
Du pâle été.
Ainsi, j’évoque celle
Qui te prendra ma belle
Par l’Art magicien
Très ancien
Que je sais très bien :
Les philtres, les pentacles
Les lumineux spectacles
T’apportent agrandis
Les paradis
Les plus maudits.
Nous aurons, je te jure,
Une volupté pure
Sans ces attouchements
Que font, déments,
Tous les amants
Et purs comme des anges
Nous dirons les louanges
De ta grande beauté
Dans ma Clarté
De Pureté.
Douce, douce est ma peine !
Ce soir je t’aime à peine
Mon cœur, fini l’hiver !
Il vient d’Enfer
Du feu, du fer.
J’ai charmé la blessure
De cette bouche impure !
Aime ma chasteté,
C’est la Clarté
De ta beauté.
Courmelois, le 14 avril 1915
Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou
Guillaume Apollinaire (1880-1918), poète emblématique du XXe siècle, a marqué la littérature par son audace formelle et sa sensibilité lyrique, notamment à travers ses Poèmes à Lou, écrits pendant la Première Guerre mondiale. Fils d’une aristocrate polonaise et d’un officier italien, il forge son identité littéraire dans le Paris avant-gardiste, côtoyant Picasso et les cubistes. Son amour pour Louise de Coligny-Châtillon, rencontrée en 1914, inspire une correspondance poétique où se mêlent passion, fantaisie et angoisse du front. Ô Lou, ma très chérie (1915) incarne cette alchimie : Apollinaire y célèbre un amour « étrangement chaste », mêlant voyages imaginaires, métaphores mystiques (philtres, pentacles) et une tension entre désir charnel et idéalisation. Le poème, structuré en quatrains brefs, transforme l’expérience guerrière en une féerie où la « Clarté » de Lou transcende l’horreur. Publiés à titre posthume en 1955, ces vers révèlent un Apollinaire fragile, oscillant entre exaltation (« volupté pure ») et mélancolie (« douce est ma peine »), faisant de Lou une muse à la fois réelle et fantasmée. Entre modernité poétique et lyrisme intemporel, cette œuvre témoigne de sa quête d’un amour absolu, purifié par l’art et la distance.