Ode à Cassandre - Pierre de Ronsard
En vous donnant ce pourtraict mien
Dame, je ne vous donne rien
Car tout le bien qui estoit nostre
Amour dès le jour le fit vostre
Que vous me fistes prisonnier,
Mais tout ainsi qu’un jardinier
Envoye des presens au maistre
De son jardin loüé, pour estre
Toujours la grace desservant
De l’heritier, qu’il va servant
Ainsi tous mes presens j’adresse
A vous Cassandre ma maistresse,
Corne à mon tout, et maintenant
Mon portrait je vous vois donnant :
Car la chose est bien raisonnable
Que la peinture ressemblable,
Au cors qui languist en souci
Pour vostre amour, soit vostre aussi.
Mais voyez come elle me semble
Pensive, triste et pasle ensemble,
Portraite de mesme couleur
Qu’amour a portrait son seigneur.
Que pleust à Dieu que la Nature
M’eust fait au coeur une ouverture,
Afin que vous eussiez pouvoir
De me cognoistre et de me voir !
Car ce n’est rien de voir, Maistresse,
La face qui est tromperesse,
Et le front bien souvent moqueur,
C’est le tout que de voir le coeur.
Vous voyriés du mien la constance,
La foi, l’amour, l’obeissance,
Et les voyant, peut estre aussi
Qu’auriés de lui quelque merci,
Et des angoisses qu’il endure :
Voire quand vous seriés plus dure
Que les rochers Caucaseans
Ou les cruels flos Aegeans
Qui sourds n’entendent les prieres
Des pauvres barques marinieres.
Publié en 1545
Pierre de Ronsard (1524-1585), figure majeure de la Renaissance et chef de file de la Pléiade, révolutionna la poésie française en mêlant lyrisme antique et passion personnelle. Issu d’une famille de petite noblesse, ce « prince des poètes » trouva dans l’amour impossible une source d’inspiration inépuisable, comme en témoigne Ode à Cassandre. Écrite en 1545 pour Cassandre Salviati, jeune Italienne rencontrée à la cour de François Ier, cette œuvre incarne l’idéal pétrarquiste tout en introduisant une urgence sensuelle avec son célèbre carpe diem : « Cueillez, cueillez votre jeunesse ». Le poète y compare la beauté éphémère de sa muse à une rose fanant en un jour, métaphore devenant un archétype de la littérature amoureuse. Clerc empêché d’aimer librement, Ronsard transforme sa frustration en art, utilisant les codes de la poésie courtoise (comme dans En vous donnant ce pourtraict mien) pour explorer les paradoxes du désir – entre dévotion absolue et argumentation presque stratégique pour séduire. Ses vers, nourris de références mythologiques et de musicalité raffinée, transcendent leur contexte historique : cinq siècles plus tard, leur appel à saisir l’instant résonne toujours aussi intensément.