Ode - Guillaume Apollinaire
Lou Toutou soyez remerciés
Puisque par votre amour je ne suis pas seul
Et je nais de chacune de vos étreintes
Pensée vivante qui jaillit de vous
Lou Toutou je suis votre petit enfant
Je tiens à vous, à Lou par le lien ombilical
Jeté sur la terre de France des Vosges à la mer
Ainsi nous sommes unis par la chair et les tranchées
Nous sommes unis par la vie et par la mort
Bénie soit aussi cette guerre qui m’unit à votre douceur
Avant on ne parlait que de paix
Et l’amour s’en allait peu à peu de nos cœur et de la terre
Aujourd’hui, c’est l’amour éperdu où s’accole
Tous les grands peuples
L’Amour cette guerre
La vraie guerre
Tant de choses nous séparaient
C’était la paix la vilaine paix
Mais nous avons senti tout à coup
Qu’il fallait nous rapprocher nous unir
Pour nous aimer, ô noble guerre
Ô noble, ô noble amour
Amour sacré qui flamboie et fume
Sur les hypogées tandis que râlent les projectiles
Nous ne combattons point pour conserver la vie
Nous menons l’Amour en grande pompe
Vers la mort
Vers le [seuil] suprême
Où veille la guerrière mort.
Ainsi Toutou nous défendons Lou
C’est la grâce, c’est à dire ce qu’il y a de plus rare
Dans l’idée de Beauté
Rien n’est plus noble que ce combat
Esthétique et sublime
Toutou Lou écoutez-moi
Aimez-moi
Secteur des Hurlus, le 14 juillet 1915
Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou
Guillaume Apollinaire, de son vrai nom Wilhelm Albert Włodzimierz Apollinary de Wąż-Kostrowicki, incarne la fusion entre lyrisme traditionnel et avant-garde du début du XXe siècle. Né en 1880 à Rome d’une mère polonaise et d’un père italien controversé, son œuvre poétique puise dans les contradictions d’une existence nomade où l’amour se mêle aux blessures de l’histoire. La relation tumultueuse avec Louise de Coligny-Châtillon, surnommée Lou, cristallise cette alchimie singulière entre passion charnelle et métaphores guerrières. Leur correspondance enflammée durant la Première Guerre mondiale donne naissance aux Poèmes à Lou, publiés à titre posthume en 1955.
L’« Ode » du 14 juillet 1915, composée dans le secteur des Hurlus où Apollinaire sert comme artilleur, transcende le contexte historique immédiat par une symbolique universelle. Le poète y métamorphose l’horreur des tranchées en creuset d’une union mystique : « Nous sommes unis par la chair et les tranchées / Nous sommes unis par la vie et par la mort ». Ce paradoxe fondateur – la guerre comme accélérateur d’intimité – inverse la logique destructrice du conflit en gestation créatrice. L’image récurrente du « lien ombilical » entre Lou et « Toutou » (surnom d’Apollinaire) suggère une renaissance permanente par l’acte d’aimer, transformant chaque étreinte en acte de résistance métaphysique.
La structure même du poème épouse cette tension entre tradition et modernité. Les alexandrins classiques s’entrechoquent avec des images surréalistes (« l’Amour sacré qui flamboie et fume / Sur les hypogées »), tandis que la répétition incantatoire de « noble guerre » subvertit l’héroïsme martial en érotisme sacré. Apollinaire y forge une mythologie personnelle où la mort guerrière devient seuil initiatique vers l’absolu amoureux : « Nous menons l’Amour en grande pompe / Vers la mort ». Cette esthétique du paradoxe influencera profondément les surréalistes, notamment Aragon et Éluard.
Par-delà le contexte biographique, l’« Ode » déploie une réflexion sur la fonction cathartique de la poésie en temps de crise. La « guerre » évoquée dépasse le conflit mondial pour désigner le combat permanent entre création et destruction, éros et thanatos. En associant l’acte d’écrire (« Pensée vivante qui jaillit de vous ») à la procréation (« je nais de chacune de vos étreintes »), Apollinaire érige le poème en enfantement perpétuel, défiant l’effacement du temps et de la mort. Cette alchimie verbale transforme l’expérience intime en manifeste esthétique : « Rien n’est plus noble que ce combat / Esthétique et sublime ».
L’héritage des Poèmes à Lou réside dans cette capacité à transmuer la violence historique en laboratoire linguistique. En inscrivant sa passion pour Lou dans la géographie déchirée de la France en guerre (« des Vosges à la mer »), Apollinaire invente une cartographie sentimentale où l’amour se nourrit de l’urgence existentielle. Le poète y anticipe les thèmes de l’absurde et de la résilience humaine qui marqueront le siècle suivant, faisant de ce chant des tranchées un hymne intemporel à la puissance transfiguratrice du désir.