Rêverie - Guillaume Apollinaire

Ici-bas tous les lilas meurent

Je rêve aux printemps qui demeurent

Toujours

Ici-bas les lèvres effleurent

Sans rien laisser de leur velours…

Je rêve au baisers qui demeurent

Toujours

 

I

 

Le vrai, mon Enfant, c’est ton Rêve…

Tout meurt, mon Coeur, la joie est brève

Ici ;

Mais celui que Amour élève

Est délivré de ce souci :

Pour lui, toujours dure le Rêve

Ici…

 

Amours passés, fleur qui se fane :

Illusion pour le profane,

Mais nous

Broutons la Rose comme l’Âne,

Rose qui jamais ne se fane

Pour nous…

 

II

 

Un seul bouleau crépusculaire

Sur le mont bleu de ma Raison…

Je prends la mesure angulaire

Du cœur à l’âme et l’horizon…

C’est le galop des souvenances

Parmi les lilas des beaux yeux

Et les canons des indolences

Tirent mes songes vers les cieux

 

III

 

Ton amour, ma chérie, m’a fait presqu’infini

Sans cesse tu épuises mon esprit et mon cœur

Et me rend faible comme une femme

Puis comme la source emplit la fontaine

Ton amour m’emplit de nouveau

De tendre amour, d’ardeur et de force infinie

 

IV

 

C’était un temps béni nous étions sur les plages

— Va-t’en de bon matin pieds nus et sans chapeau —

Et vite comme va la langue d’un crapaud

Se décollaient soudain et collaient les collages

 

Dis, l’as-tu vu Gui au galop

Du temps qu’il était militaire

Dis, l’as-tu vu Gui au galop

Du temps qu’il était artiflot

À la guerre ?

 

C’était un temps béni : le temps du vaguemestre

— on est bien [plus] serré que dans un autobus —

Et des astres passaient que singeaient les obus

Quand dans la nuit survint la batterie équestre

 

Dis, l’as-tu vu Gui au galop

Du temps qu’il était militaire

Dis l’as-tu vu Gui au galop

Du temps qu’il était artiflot

À la guerre

 

C’était un temps béni : jours vagues et nuits vagues,

Les marmites donnaient aux rondins des cagnats

Quelques aluminium où tu t’ingénias

À limer jusqu’au soir d’invraisemblables bagues

 

Dis, l’as-tu vu, etc.

 

Mon Lou adoré, le vaguemestre est là, je t’adore, te désire

te prends toutes de toutes mes forces, t’aime t’aime, t’aime

ma chérie, mon petit garçon pas sage chéri, prends-moi

dans tes petits bras, vive la France et mon ptit Lou

 

Courmelois, le 11 mai 1915

 

Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou

Portrait de Guillaume ApollinaireGuillaume Apollinaire, né le 26 août 1880 à Rome, est une figure majeure de la poésie française du début du XXᵉ siècle. Son œuvre, marquée par l’influence du cubisme et du surréalisme, mêle émotion intime et innovation formelle. Dans Rêverie, poème extrait du recueil Poèmes à Lou (publié à titre posthume en 1955), il transpose sa relation passionnée avec Louise de Coligny-Châtillon en une méditation sur l’éternité de l’amour. Les images contrastées des lilas éphémères (« Ici-bas tous les lilas meurent ») et des baisers intemporels (« Je rêve aux printemps qui demeurent / Toujours ») révèlent sa quête d’un idéal amoureux transcendant les contingences terrestres. L’alternance entre les strophes lyriques et les sections prosaïques évoquant des souvenirs militaires (« Dis, l’as-tu vu Gui au galop / Du temps qu’il était militaire ») illustre la tension entre rêve et réalité, caractéristique de son style. Blessé pendant la Première Guerre mondiale, il meurt en 1918, laissant une œuvre où la passion, l’absurdité et la mélancolie s’enlacent comme les branches de son bouleau « crépusculaire ». Son héritage réside dans cette capacité à immortaliser l’amour par l’imaginaire, transformant la fragilité humaine en éternité poétique.

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