Rondalla - Théophile Gautier
Enfant aux airs d’impératrice,
Colombe aux regards de faucon,
Tu me hais, mais c’est mon caprice,
De me planter sous ton balcon.
Là, je veux, le pied sur la borne,
Pinçant les nerfs, tapant le bois,
Faire luire à ton carreau morne
Ta lampe et ton front à la fois.
Je défends à toute guitare
De bourdonner aux alentours.
Ta rue est à moi?: je la barre
Pour y chanter seul mes amours,
Et je coupe les deux oreilles
Au premier racleur de jambon
Qui devant la chambre où tu veilles
Braille un couplet mauvais ou bon.
Dans sa gaine mon couteau bouge?;
Allons?! qui veut de l’incarnat??
À son jabot qui veut du rouge
Pour faire un bouton de grenat??
Le sang dans les veines s’ennuie,
Car il est fait pour se montrer?;
Le temps est noir, gare la pluie?!
Poltrons, hâtez-vous de rentrer.
Sortez, vaillants?! sortez, bravaches?!
L’avant-bras couvert du manteau,
Que sur vos faces de gavaches
J’écrive des croix au couteau?!
Qu’ils s’avancent?! seuls ou par bande,
De pied ferme je les attends.
À ta gloire il faut que je fende
Les naseaux de ces capitans.
Au ruisseau qui gêne ta marche
Et pourrait salir tes pieds blancs,
Corps du Christ?! je veux faire une arche
Avec les côtes des galants.
Pour te prouver combien je t’aime,
Dis?! je tuerai qui tu voudras?:
J’attaquerai Satan lui-même,
Si pour linceul j’ai tes deux draps.
Porte sourde?! … Fenêtre aveugle?! …
Tu dois pourtant ouïr ma voix?;
Comme un taureau blessé je beugle,
Des chiens excitant les abois?!
Au moins plante un clou dans ta porte,
Un clou pour accrocher mon cœur.
À quoi sert que je le remporte
Fou de rage, mort de langueur??
Publié en 1852 dans le recueil Émaux et Camées.

Théophile Gautier, né en 1811 à Tarbes et mort en 1872 à Neuilly-sur-Seine, fut une figure charismatique du romantisme français, alliant poésie, roman et critique littéraire avec une sensibilité unique. Son œuvre, marquée par un sensualisme audacieux et une fascination pour l’exotisme, s’illustre particulièrement dans ses poèmes d’amour teintés de passion tragique et de mélancolie. Dans Rondalla, sonnet emblématique du recueil Émaux et Camées (1852), Gautier déploie une déclaration amoureuse à la fois violente et poétique. Les strophes oscillent entre dévotion inconditionnelle (« J’attaquerai Satan lui-même, / Si pour linceul j’ai tes deux draps ») et menaces féroces envers les rivaux (« Je coupe les deux oreilles / Au premier racleur de jambon »), révélant une obsession où l’amour se confond avec la possession. Cette dualité reflète son adhésion au mouvement parnassien, qui privilégie la forme rigoureuse et l’imaginaire riche, tout en explorant les ombres de l’âme humaine. Gautier, dont l’influence s’étend jusqu’à Baudelaire et Mallarmé, a su immortaliser l’amour non comme un idéal idyllique, mais comme une force chaotique, à la fois créatrice et destructrice. Son style, mêlant métaphores audacieuses (« Corps du Christ?! je veux faire une arche / Avec les côtes des galants ») et une musicalité étudiée, transforme le sentiment amoureux en expérience sensorielle et viscérale.