Sonnet de nuit - Tristan Corbière

Ô croisée ensommeillée,

Dure à mes trente-six morts !

Vitre en diamant, éraillée

Par mes atroces accords !

 

Herse hérissant rouillée

Tes crocs où je pends et mords !

Oubliette verrouillée

Qui me renferme… dehors !

 

Pour Toi, Bourreau que j’encense,

L’amour n’est donc que vengeance ?…

Ton balcon : gril à braiser ?…

 

Ton col : collier de garotte ?…

Eh bien ! ouvre, Iscariote,

Ton judas pour un baiser !

 

Publié en 1873 dans le recueil Les Amours jaunes

Portrait de Tristan CorbièreTristan Corbière (1845-1875), né à Morlaix dans une famille de la bourgeoisie maritime bretonne, incarne le poète maudit par excellence. Atteint de rhumatismes articulaires puis de tuberculose, sa santé fragile forge une vision du monde marquée par l’ironie et la rébellion contre les conventions littéraires. Son unique recueil, Les Amours jaunes (1873), passe inaperçu de son vivant mais devient culte grâce à Verlaine qui le révèle comme pionnier du symbolisme. Le « Sonnet de nuit » illustre sa conception désenchantée de l’amour, mêlant images violentes (« Herse hérissant rouillée / Tes crocs où je pends et mords ! ») et lyrisme torturé. Inspiré par sa passion non partagée pour l’actrice Marcelle (Armida Josefina Cuchiani), le poème transforme le désir en combat métaphorique, où le balcon aimé devient « gril à braiser » et le baiser se réduit à un « judas ». Corbière y déploie son style iconoclaste : ponctuation heurtée, jeux de contrastes entre tendresse et sarcasme, refus des idéalisations romantiques. Cette voix unique, qui conjugue souffrance physique et blessure amoureuse dans une langue à fleur de nerfs, fait de lui un précurseur de la modernité poétique.

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