Soupir - Sully Prudhomme
Ne jamais la voir ni l’entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais, fidèle, toujours l’attendre,
Toujours l’aimer.
Ouvrir les bras et, las d’attendre,
Sur le néant les refermer,
Mais encor, toujours les lui tendre,
Toujours l’aimer.
Ah ! Ne pouvoir que les lui tendre,
Et dans les pleurs se consumer,
Mais ces pleurs toujours les répandre,
Toujours l’aimer.
Ne jamais la voir ni l’entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais d’un amour toujours plus tendre
Toujours l’aimer.
Publié en 1869 dans le recueil Les solitudes.
Sully Prudhomme (1839-1907), de son vrai nom René François Armand Prudhomme, incarne la quintessence d’une poésie amoureuse à la fois intime et universelle. Premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901, ce représentant du mouvement parnassien – qui prônait le culte de la forme parfaite contre les effusions romantiques – a pourtant su insuffler dans ses vers une sensibilité vibrante. Son poème Soupir, extrait du recueil Les Solitudes (1869), dévoile une tension poignante entre retenue formelle et passion contenue. À travers ses quatrains et tercets aux rimes embrassées, le poète sculpte l’attente infinie d’un amour idéalisé : « Ne jamais la voir ni l’entendre,/Ne jamais tout haut la nommer ». Cette oscillation entre présence absente et absence habitée devient métaphore de la condition humaine, où le désir se nourrit de son propre manque. Les anaphores (« Toujours l’attendre », « Toujours l’aimer ») tissent une litanie obsessionnelle, tandis que le motif des bras ouverts sur le néant cristallise l’essence tragique du sentiment amoureux. Prudhomme, ingénieur de formation devenu poète-philosophe, transforme ici sa propre expérience du célibat et des déceptions sentimentales en une méditation intemporelle sur l’amour comme acte de foi en l’invisible.