Train militaire - Guillaume Apollinaire

Nous marchons nous marchons d’un immobile pas

Nous buvons au bidon à la fin du repas

Le dernier arbre en fleurs qu’avant Dijon nous vîmes

(Car c’est fini les fleurs des environs de Nîmes)

Était tout rose ainsi que tes seins virginaux

Ma vie est démodée ainsi que les journaux

D’hier et nous aimons ô femmes vos images

Sommes dans nos wagons comme oiseaux en cages

Te souvient-il encor du brouillard de Sospel

Une fillette avait ton vice originel

Et notre nuit de Vence avant d’aller à Grasse

Et l’hôtel de Menton Tout passe lasse et casse

Et quand tu seras vieille ô ma jeune beauté

Lorsque l’hiver viendra après ton bel été

Lorsque mon nom sera répandu sur la terre

En entendant nommer Guillaume Apollinaire

Tu diras Il m’aimait et t’enorgueilliras

Allons ouvre ton cœur Tu m’as ouvert tes bras

 

*

 

Les souvenirs ce sont des jardins sans limite

Où le crapaud module un tendre cri d’azur

La biche du silence éperdu passe vite

Un rossignol meurtri par l’amour chante sur

Le rosier de ton corps où j’ai cueilli des roses

Nos cœurs pendent ensemble au même grenadier

Dont les fleurs de grenade entre nos cœurs écloses

En tombant une à une ont jonché le sentier

 

*

 

Les arbres courent fort les arbres courent courent

Et l’horizon vient à la rencontre du train

Et les poteaux télégraphiques s’énamourent

Ils bandent comme un cerf vers le beau ciel serein

Ainsi beau ciel aimé chère Lou que j’adore

Je te désire encore ô paradis perdu

Tous nos profonds baisers je me les remémore

Il fait un vent tout doux comme un baiser mordu

Après des souvenirs des souvenirs encore

 

Entre Châtillon-sur-Seine et Chaumont, le 5 avril 1915

 

Publié en 1955 dans le recueil Poèmes à Lou

Portrait de Guillaume ApollinaireGuillaume Apollinaire, figure majeure de la poésie française du début du XXe siècle, a marqué les lettres par son audace stylistique et ses explorations des émotions humaines. Né en 1880, ce poète, dramaturge et critique d’art, incarne l’esprit avant-gardiste de son époque, oscillant entre le cubisme littéraire et le surréalisme naissant. Son œuvre, traversée par une sensibilité à la fois intime et universelle, trouve son apogée dans des recueils comme Alcools ou Poèmes à Lou, où l’amour se mêle aux paysages intérieurs et aux bouleversements historiques. Train militaire, écrit pendant la Première Guerre mondiale, illustre cette fusion entre les souvenirs amoureux et l’épreuve guerrière. Les images du voyage en train, des arbres fuyants et des poteaux télégraphiques s’entrelacent avec des métaphores sensuelles, créant une tension entre l’urgence vitale et la mélancolie. Apollinaire y évoque Louise de Coligny-Châtillon, inspiratrice de ces vers où le temps s’écoule à la fois « d’un immobile pas » et dans la course des wagons. Mort en 1918 des suites de la grippe espagnole, il laisse derrière lui une œuvre dont la modernité persiste, notamment dans sa capacité à évoquer l’infini des sentiments par des contrastes saisissants et une musicalité libre.

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